Déchirex - 1965
Principaux participants: Frédéric Pardo, Lawrence Ferlinghetti, Gérard Rutten, Lee Worley, Ted Joans, Jocelyn de Noblet, Philippe Hiquily.
Le happening Déchirex 28 s'est déroulé dans le cadre du 2e Festival de la libre expression, du 17 au 25 mai 1965. La technique était assurée par Dominique Serreau. Le programme du festival comprenait des happenings, des projections de films underground, des concerts, des lectures publiques, une exposition internationale d'œuvres et des interventions d'artistes tels que Nam June Paik et Charlotte Moorman, qui ont réalisé la seconde version de Robot Opera (le vendredi 21 mai), Ben Vautier qui a interprété une version de son Théâtre total (le samedi 22 mai), Robert Filliou, Emmett Williams et Earl Brown qui ont donné Chance is a Fool's Name for Fate (le jeudi 20 mai), et Serge Oldenbourg qui a réalisé, le 19 mai, au bord de la scène, face au public, avec un véritable revolver chargé d'une seule balle, pointé sur son menton, sa célèbre pièce Roulette russe.
Le public nombreux est debout dans la salle qui a été vidée de ses sièges. Elle est reliée à la scène par une passerelle. La scène elle-même est divisée en deux: à gauche un vaste cube blanc ouvert devant, à droite sont projetés sur le mur et sur deux écrans une pléiade disparate de courts-métrages à ras de terre. Noir total, la bande sonore commence à faire entendre la flûte du grand jazzman Eric Dolphy. La partie gauche (A) est éclairée à la lumière noire. Deux corps féminins vêtus de feuilles de chou apparaissent, que l'on perçoit à peine, elles jouent au badminton en dansant. On ne distingue nettement que les volants, peints au fluor, qui passent en comètes fluorescentes au-dessus des têtes. Deux corps masculins (Gérard Rutten et Frédéric Pardo) arrivent portant casques et lunettes Courrèges, également peints au fluor, et perturbent la partie de badminton. La partie commencée lentement, peu à peu se déchaîne.
Les chemises blanches sont éclairées à la lumière noire et les feuilles de chou des joueuses progressivement mastiquées et dévorées par les partenaires des joueuses.
Dans la partie droite (B) a commencé la projection sur un mur d'un «cinéma collage» en couleur. Cinq ou six films de nature, de technique, de taille, de longueur et de style différents apparaissent simultanément sur l'écran. Ce collage durera en se renouvelant toujours, à peu près une heure (par exemple: le film de Henri Michaux sur les hallucinogènes, Images d'un monde visionnaire, un documentaire sur les rites de sorcellerie au Dahomey, un film médical produit par les laboratoires Sandoz sur l'accouchement sans douleur, La Conduite active de la délivrance, projeté à l'envers, de manière à ce que les bébés entrent dans le ventre de leurs mères au lieu d'en jaillir, des actualités politiques et sociales, au Viêtnam, à Saint-Domingue, des grèves, des manifestations de rue, des combats armés entre colons et résistants africains au Mozambique, des meetings politiques).
Pendant toute la durée du happening, le «collage filmique» continue, accompagné d'une bande sonore et d'actions spontanées.
Bande sonore: «Olé! Olé!» Une corrida au Mexique. La foule hurle en chœur, mais dans la salle il n'y a ni taureau ni matador mais une corrida d'un autre type.
De derrière l'écran, par surprise, surgit une grosse moto derrière laquelle est assise une superbe jeune femme nue à la longue chevelure blonde. La moto descend de la scène et fonce «comme un taureau» dans la foule qui s'en écarte. La passagère propose des cerises (tirées d'un seau) à tous ceux qui s'approchent d'elle et leur en met dans la bouche. Au même moment, les joueuses de badminton, qui ont perdu l'essentiel de leurs jupes de chou, sautent à leur tour au milieu de la foule dans la salle en continuant leur partie. La foule excitée bouge continuellement et tourne autour d'une 4CV Renault noire parquée au milieu de la salle 3o. La moto continue de fendre la foule en klaxonnant, plusieurs seaux de cerises ont été distribués.
Robert Filliou monté sur la 4CV Renault pour réaliser son Spaghetti Sandwich (empreintes de spaghettis au fluor rose collées entre deux feuilles de papier) qu'il a distribué par centaines avec Emmett Williams, laisse la place à Lawrence Ferlinghetti qui, imperturbable, lit son poème The Great Chinese Dragon au micro alors que la salle est en plein chaos.
Une femme à tête de mort, dévêtue, monte à son tour sur le toit de la voiture. C'est Lee Worley et Jocelyn de Noblet l'enveloppe dans des spaghettis mous. Elle s'anime comme une sculpture hystérisée, dispersant alentour les spaghettis dont son corps est couvert. Une jeune personne habillée en petite fille (Berthe Granval) lit au micro un texte du Larousse médical sur «la puberté, ses effets physiques et moraux» et des extraits de Justine de Sade.
Danse macabre du couple sur la 4CV, arrosage continu de spaghettis pendant que la bande sonore fait entendre Maïakovski lisant un de ses poèmes en russe, les bruits d'une canonnade, des mitrailleuses, des voitures de pompiers se précipitant vers un incendie, encore les bruits d'une corrida démente, la musique d'Eric Dolphy et, vers la fin, un long extrait d'un discours de Fidel Castro (reconnue, sa voix est saluée d'un mélange d'applaudissements et de sifflets spontanés dans le public). Il exalte los intellectuales brillantes y onestos (rires/sif-flets). Mouvements de la foule dans la salle, certains montent sur scène, bousculades.
Debout sur le balcon, le directeur de l'American Center attendait avec impatience la fin du happening. «Il aurait voulu interdire la soirée», mais d'après ses propos, il ne l'a pas fait car «le scandale aurait été mille fois plus impor-tant».
Les joueuses de badminton, maintenant nues et hyper-excitées, continuent de donner de petits coups de raquette dans le vide et de pousser en avant le public autour de la voiture.
Jocelyn de Noblet puis des inconnus commencent à la démolir à coups de pioche, de hache et de barre de fer pendant qu'un tube en plastique transparent gonflé lentement d'air se déploie dans la salle au-dessus la foule pour finalement, s'enrouler comme un boa autour de la voiture où deux couples « interraciaux» (sic) - dont Ted Joans - s'enlacent. Le tube prend des proportions énormes et paralyse les mouvements de la salle. La moto et sa passagère continuent à rouler à travers la foule, les films se terminent. À 22 h 45, le haut-parleur annonce par trois fois la fin du happening, mais vers minuit et demi, il reste encore une centaine de personnes sur place qui se refusent à quitter les lieux. On éteint les lumières. Plusieurs dizaines de personnes se retrouvent, nues, dans une atmosphère orgiaque nageant dans l'eau de la piscine située au sous-sol de l'American Center. Appelée par le directeur, la police intervient et pourchasse les « nudistes» autour de la piscine et dans le jardin. Le happening a duré à peu près trois heures. Il a coûté 1 500 francs 31 à son organisateur. Les billets d'entrée coûtaient 5 francs, mais la plupart des personnes sont entrées gratuitement.
Le directeur de l'American Center, David Davis, a été démissionné. Jean-Jacques Lebel ne pourra plus et ne voudra plus organiser des happenings dans ce lieu.
Déchirex a eu un grand retentissement dans la presse aussi bien française qu'étrangère.
L'hebdomadaire new-yorkais Time Magazine publiait le 4 juin un compte rendu critique du happening, reproduisant également une photographie de la séquence de la destruction de la voiture. Il est intéressant de noter que l'article est paru non dans la rubrique artistique mais dans celle des «actualités dans le monde». Le contenu des articles de la presse internationale portait essentiellement sur la politique. Ceux de la presse française portaient sur les happenings... L'article de Time Magazine suscitera une réaction du nouveau directeur de l'American Center, remplaçant de David Davis, publiée dans le courrier des lecteurs du magazine en date du 18 juin. Roger Barr précise que les happenings qui ont eu lieu à l'American Center et ce genre d'évènements ne sont pas représentatifs de l'activité artistique, esthétique et sociale du programme annuel organisé sous les auspices des responsables du Centre. Time Magazine publiera la réponse de six artistes à la déclaration de Roger Barr: Jean-Jacques Lebel, Peter Passuntino, Frédérique (sic) Pardo, Gérard Rutten, Lawrence Ferlinghetti et Daniel Pommereulle: « En référence au jugement de Roger Barr concernant le festival de happenings que nous avons présenté à l'American Center à Paris, nous tenons à dire combien nous sommes en désaccord avec sa façon de penser obsolète. L'art de la révolte et des hallucinations, la conscience et le nouveau sens de la liberté, qui ressort des happenings organisés à Paris, New York, Amsterdam, Stockholm ou Tokyo, tout ça est trop pour le Professeur Barr.
Mais pour nous, ce n'est que le commence-ment.» Dans un article dans La Tribune de Lausanne du 2 janvier 1966, Catherine Valogne, faisant le bilan culturel de l'année 1965, s'appuie sur l'expérience novatrice et inédite de Déchirex pour prédire que «les happenings vont sûrement changer le théâtre». Jean-Paul Sartre ne disait-il pas justement, en se référant aux actions de Jean-Jacques Lebel, que c'est le « moment où le théâtre explose»? Dans son ouvrage paru en 1995 à New York aux éditions Rutledge, l'historienne d'art spécialisée Mariellen R. Sandford a, selon Jean-Jacques Lebel, inventé des séquences - tirées de son imagination - et d'autres évènements sans rapport avec Déchirex et qui ne se sont en tout cas pas déroulées ce soir-là. Nous lui laissons l'entière responsabilité de ses propos: «The Beat poet Lawrence Ferlinghetti read from this The Great Chinese Dragon, while one woman shaved her groin, another woman tore off the arms and legs of a doll, and a naked couple made love in a vertically suspended bag.»
L'éminente spécialiste, précise l'artiste, qui n'a pas assisté à ce happening, a procédé, à son tour, à un collage d'épisodes, de provenances diverses, pour la plupart étrangers à Déchirex, qui ne «représentent» en vérité que ses propres fantasmes. Exemple type de « résolution» monosémique appliquée à un problème polysémique échappant a fortiori à la linéarité.
Programme du 2° Festival de la libre expression:
Lundi 17 mai 1965: Lecture de poèmes par Alain Jouffroy, Henri Kréa, Serge Sautreau, René de Solier, André Velter.
Mardi 18 mai: Cinéma: films d'Henri Michaux (Images d'un monde visionnaire), Andy Warhol (Sleep) et Bruce Conner (Cosmic Rays).
Mercredi 19 mai: Happenings de Serge Oldenbourg (Roulette russe), Peter Passuntino, Ted Joans (The Nice Colored Men) et Jocelyn de Noblet.
Jeudi 20 mai: Chance is a Fool's Name for Fate d'Earl Brown, Robert Filliou et Emmett Williams.
Vendredi 21 mai: Robot Opera de Nam June Paik avec Charlotte Moormann.
Samedi 22 mai: Théâtre total de Ben
Lundi 24 mai: Le groupe Panique International composé d'Arrabal, Alexandro Jodorowsky, Alain Yves le Yaouanc, Topor et Vince Taylor présente Sa troupe d'éléphants.
Mardi 25 mai: Poésie directe (Déchirex) de Jean-Jacques Lebel et Center for Death de Lawrence Ferlinghetti.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, remarque l'artiste, le compte rendu descriptif le plus élaboré et le moins embarrassé de préjugés idéologiques parut sous la plume de Barry Farrell, le 7 février 1967, dans Life Magazine, publication pourtant peu encline à la moindre indulgence envers les mouvements contre-culturels. On comprend mal comment ce long essai, réfléchi et pertinent, ait pu y paraître. Intitulé «Bachanal of nudity, spaghetti and poetry», cet article surprit. Peu après, Barry Farrell quittait la rédaction. Ceci explique peut-être cela.