Happening dans la rue - 1966

19 novembre 1966
19 novembre 1966

Festival Sigma
Place des Quinconces
33000 Bordeaux
France

Comment s'y rendre ?

Ce happening a eu lieu dans le cadre du festival Sigma des arts et tendances contemporaines, où Jean-Jacques Lebel devait faire une a conférence-démonstration. Cette conférence-démonstration consistait en un appel à la révolte. Voici l'introduction sous forme de déclaration de principe distribuée par tract à l'entrée de la salle par Jean-jacques Lebel:
Le happening n'est ni une théorie ni un système infaillible: ses seuls critères sont subjectifs. On ne peut juger de la boxe, d'une corrida ou d'une pièce de théâtre selon l'importance de la recette et le talent des acteurs. Tout dépend de l'état de veille collectif et de l'occurrence de certains phénomènes psychophysiques. Or, ces phénomènes peuvent être «à retardement», ils peuvent aussi échapper au témoin fermé ou inattentif. Le regardeur, surdéterminé par des décades de peinture de chevalet ou de théâtre littéraire, adhère à son fauteuil et se condamne lui-même a rester dehors. Il y a une déformation professionnelle du regardeur qui l'empêche parfois de sortir de lui-même, de son conditionnement visuel, psychologique ou moral. Placé devant une œuvre inachevée, en train de se faire et ouverte à lui, le spectateur n'est pas toujours à la hauteur de sa tache. La carence est dans le captage et la confusion dans la myopie. Le happening n'a jamais voulu être comme une cérémonie invariable mais, plutôt, une greffe, un mouvement ou une paralysie, une pulsion exprimée ou réprimée, une sensation de fête ou de désespoir.

 

Nous touchons le ressort profond de l'art: ce rapport de sujet à objet qui s'établit, à travers lui, entre le conscient et l'inconscient, l'Un et le Tout.

 

Malgré ses pouvoirs éclatants, l'art dit moderne, dans une certaine mesure, a échoué. Il n'a pu aller plus loin que les «sens uniques», la contemplation unilatérale. En 1910 commence en effet une révolution du regard à partir de quoi les regardeurs autant que les peintres, ont "fait la peinture". On a admis enfin que l'origine et le contenu psychique de l'art ne faisaient aucune place à l'esthétisme, à la propagande, au mercantilisme (signes extérieurs de la contrefaçon).

 

Sans Picabia, Duchamp, Schwitters et les surréalistes, nous en serions encore à Utrillo et au pot de fleurs. Il n'est pas question de rester bloqués sur les uns ni sur les autres, l'idolâtrie est inadmissible.

 

Une nouvelle mutation fonctionnelle s'impose à la perception; l'idée d'oeuvre» et l'idée de "réalité" ne sont plus les mêmes.

 

Donc le happening établit une relation du sujet à sujet. On n'est plus (exclusivement) regardeurs mais regardés, considérés, scrutés. Il n'y a plus monologue, mais dialogue, échange, circulation. On ne peut plus s'en tirer avec des quolibets et une signature dans le livre des visiteurs. Ou bien, dans ce cas, on fait le mort. Comme les «autres». Il faut être voyant, pas voyeur!

 

Dans cette salle où Jean-Jacques Lebel devait tenir sa conférence démonstration, après un long cérémonial, Jean-Pierre Bouyxou et lui ont pratiqué la «fessée marseillaise», en battant la mesure sur les fesses nues de deux participantes, «C'était suffisant à l'époque, même dans un festival d'avant-garde, pour foutre une merde incroyable !» Ce concert de body music s'est évidemment poursuivi par une permutation des rôles: les fessées fessant les fesseurs.

Jean-Jacques Lebel a ensuite invité les participants à enfiler un sac en papier sur leur tête, à se tenir par une corde pour sortir dans la rue et revisiter ainsi leur environnement urbain quotidien les yeux fermés dans un autre espace-temps. La promenade à l'aveuglette a duré environ une heure et demie. « De retour dans la salle, tout a basculé dans la folie, chacun faisant sa performance ou laissant éclater sa colère

 

Prolongé par une manifestation de rue, ce happening a suscité une fois de plus la protestation et la révolte contre les conditions réelles imposées par l'industrie culturelle et les limites institutionnelles assignées aux pratiques tant artistiques que politiques. Cette manifestation, parmi bien d'autres, a «préparé le terrain» pour le soulèvement de Mai 68. Le happening a fait l'objet d'un reportage au journal télévisé dont le montage visait à ridiculiser les artistes.


Maurice Fleuret, critique musical renommé, a relevé la mauvaise foi des journalistes responsables de cette émission: « On a vu aux actualités télévisées de Bordeaux un montage frauduleux sur la modeste initiation au happening imaginée par Lebel. Tout était fait pour en souligner le ridicule, l'absurdité, la grossièreté. avec une mauvaise foi qui relève purement et simplement de la plus basse calomnie.»