Il faut qu'une porte soit ouverte et fermée — Sociodrame - 1964
Le happening Sociodrame s'est déroulé à l'American Center lors de la soirée de clôture du «Workshop de la Libre Expression» qui a eu lieu du lundi 25 au samedi 30 mai 1964. Il a été suivi par un «Colloque sur l'art expérimental», avec la participation d'Otto Hahn, Claude Planson, Marc Pierret, Georges Lapassade, Edgar Morin et Pierre Restany. Le public y était convié.
Le festival s'ouvrait sur une exposition internationale à laquelle participaient les artistes suivants: d'Archangelo, Adami, Arrabal, Bat-Yosef, Pauline Boty, Christo, François Dufrêne, Erró, Foyster, Claude Gilli, Richard Hamilton, Hazelton, Hiquily, Leo Jensen, Tetsumi Kudo, Jean-Jacques Lebel, Roy Lichtenstein, Boris Lurie, Robert Malaval, Bruno Müller, Daniel Pommereulle, Mel Ramos, Carolee Schneemann, Jacques Villeglé, Wolf Vostell, Robert Watts, Andy Warhol, Yoshioka.
L'exposition était accrochée aux cimaises de la grande salle où se déroulaient les soirées, pendant la durée du festival.
Le festival affirmait son caractère international et sa volonté de réunir et mixer aussi bien le jazz (avec Johnny Griffin, Art Taylor, Alby Cullaz et John Esam), que de présenter des films (Man Ray, Henri Michaux, Bruce Conner, Wolf Vostell, Raymond Saroff et Ray Wisnieswki) et des happenings importants: Bottled Humanism de Tetsumi Kudo, GoldWater d'Erró, Agit-Pop de Bazon Brock, Kiss me de Daniel Pommereulle, Re-Fluxus Théâtre Total de Ben, Meat Joy de Carolee Schneemann ainsi que ON-DU-LA-TI-ON de Rita Renoir et, enfin, Sociodrame.
Le programme était déjà imprimé lorsque Lebel et ses amis ont décidé d'improviser un happening. L'espace était celui de toutes les manifestations de la semaine, une salle de théâtre d'où les chaises étaient enlevées pour ouvrir un espace neutre et permettre la libre circulation des participants. Contrairement à certains happenings qui se déroulaient selon un embryon de scénario, ici il n'y eut aucun canevas prédéfini. Il s'agissait d'une improvisation totale pendant laquelle Jean-Jacques Lebel et les principaux participants du happening faisaient circuler un micro en incitant les gens à prendre la parole. L'intervention intempestive d'Isidore Isou et de Maurice Lemaître - prétendant qu'ils avaient «tout inventé» (sic) - déchaîna les rires, provoquant un débat très animé auquel ont pris part, entre autres, Ben, l'écrivain letton Vahur Linnuste, François Dufrêne et des dizaines d'autres.
Quelques jours plus tard, le journaliste Marc Pierret évoque l'évènement en ces termes: Isidore Isou hurle au micro que l'esprit du happening est fasciste, tandis que quelques jeunes gens du groupe politique «Socialisme ou Barbarie» exécutent un numéro de blousons noirs saccageurs en croyant saboter la manifestation et hâter ainsi la disparition historique des derniers avatars de l'art bourgeois que sont le lettrisme et le happenisme (sic) institutionnalisés. Ils jouèrent, en fait, le sociodrame de l'intelligentsia nihiliste. Débordé, mais serrant le micro de près, Jean-Jacques lebel, devenu par la force des choses, et pour quelques instants, le Jean Nohain de la Libre Expression (après en avoir été pendant toute la semaine le Bruno Coquatrix), enlève sa chemise et tente de rétablir l'ordre devant ses parents éplorés. M. Maurice Rheims, accompagné d'un Rothschild et entouré de quelques personnes cultivées, commence à trouver le temps long. Un jeune Niçois de l'équipe du Théâtre Total de Ben risque la mort avec son revolver. Des sacs de farine sont jetés sur les belles toilettes et une lance d'arrosage entre en action.
Jean-Jacques Lebel ajoute ce commentaire:
Participant dépité de n'avoir pas obtenu de succès public pendant le colloque où il était intervenu mal à propos et sur un ton professoral, Pierret s'est fait siffler. Il a vengé son amour-propre blessé en insultant tout le monde, bêtement. Pris en flagrant délit de mensonge et de mauvaise foi - car c'est lui qui s'était fait accompagner d'un homonyme du nom de «Rothschild» -, ce «journaliste» peu rigoureux avoua avoir tout inventé. Sauf les hurlements d'Isou et Lemaître et l'incident de la Roulette russe (avec un revolver effectivement chargé d'une balle) dont s'est servi Serge III Oldenbourg, qui eurent bien lieu.
Intitulé Sociodrame, ce happening se différencie du «psychodrame» tel qu'il a été défini et utilisé dans un but thérapeutique par Jacob-Levy Moreno. Sociodrame possède une dimension plus politique et universelle car il est lié au social et pas seulement à la sphère privée de la psyché. Il faut qu'une porte soit ouverte et fermée est un titre évoquant ironiquement le vaudeville romantique d'Alfred de Musset, mais surtout la référence majeure est à Marcel Duchamp et à sa fameuse «porte ouverte et fermée » qu'il avait construite dans son petit deux-pièces de la rue Larrey, loué dès le mois d'octobre 1926 avant son départ pour New York. Achetée en 1963 par un marchand de tableaux et exposée à la Biennale de Venise, cette œuvre a été malencontreusement blanchie par un peintre en bâtiment, provoquant un grand scandale suivi d'un procès en dommages et intérêts qui a duré plusieurs années. «L'espace entre l'objet usuel et l'œuvre d'art est tellement mince, infra-mince, dit Jean-Jacques Lebel, que quelqu'un de non averti faisant le ménage dans un bâtiment public ne pouvait pas le percevoir. Nous étions partis de cette extraordinaire confusion, entre œuvre d'art et objet usuel, pour une action que nous avions improvisée.» Sociodrame érige le fait quotidien, la prise de parole et la micro-action en matériau poétique. Sans l'avoir prémédité, l'artiste rendit directement hommage à Duchamp, qui était présent dans la salle, souriant, en compagnie de Man Ray, de leurs épouses et de Jackie Monnier, sa belle-fille. La porte à la fois ouverte et fermée de l'atelier de la rue Larrey s'étant superposée - comme dans une «transparence» de Picabia - aux Portes de la perception (The Doors of Perception), ouvrage d'Aldous Huxley consacré à sa pratique des substances hallucinogènes, LSD et peyotl. Dans cette perspective de mise en abîme du réel, dit Jean-Jacques Lebel, même les inventions délirantes d'un médiocre «journaliste de gauche», faux témoin comme Pierret, se sont glissées subrepticement dans le «reportage» en se revendiquant de la tradition de «l'auberge espagnole» où chacun mange ce qu'il apporte.