Mon Cul sur la commode
Principaux participants: Taylor Mead, Bob Benamou, René Richetin, Tom Edmonson, Jean-Jacques Lebel, Jacob, Michel Asso, Priscilla Schiano, Ben, Étienne O'Leary, Ultra Violet, Catherine Moreau, les Soft Machine.
Le 4° Festival de la libre expression s'est déroulé sous un chapiteau de location planté sur un terrain vague au carrefour de La Foux, situé sur la commune de Gassin, suite à l'arrêté d'expulsion promulgué par le maire de Saint-Tropez.
Pendant tout l'été 1967 y sera jouée, en première partie de soirée, Le Désir attrapé par la queue, de Picasso, mis en scène par Jean-Jacques Lebel avec notamment les Soft Machine, Rita Renoir, Jacques Seiler, Taylor Mead, Ultra Violet, Laszlo Szabo, Jacques Blot, Marnie Cabanetos. Le producteur était Victor Herbert et l'administrateur Alain Crombecque.
En deuxième partie eurent lieu des concerts Fluxus de Michel Asso, du Théâtre total de Ben, des projections de films d'Étienne O'Leary et un certain nombre d'actions spontanées, improvisées sur place. Un soir, par exemple, Taylor Mead se fit accompagner d'un chameau - qu'il eut du mal à faire monter sur la passerelle conduisant à la scène - et de son chamelier, rencontrés sur la plage (où ils promenaient des enfants) le jour même. Entouré des Soft Machine qui jouaient assez fort, le chameau prit peur et se mit à déféquer de façon intempestive sur scène. Théâtre encore plus total que celui de Ben!, dit Jean-Jacques Lebel. Les régisseurs, les musiciens, les artistes et le chamelier eurent toutes les peines du monde à faire redescendre l'animal qui souffrait de vertige et refusait de bouger, encouragé à résister par les hurlements de l'assistance.
Un autre soir fut dévolu à une improvisation générale de la part d'une dizaine de membres du public qui avaient manifesté leur intention de «faire un happening». D'où le titre Mon cul sur la commode, expression signifiant: action indéfinissable, sans queue ni tête. Quelqu'un apporta et distribua gratuitement des gâteaux au majung (haschich), puissamment hallucinogènes une fois digérés. Catherine Moreau passait dans le public en offrant sa poitrine nue, sur son sein gauche on lisait «froid», sur son sein droit, «chaud»: «Qui veut du lait?» Bob Benamou pénétra sous le chapiteau en voiture (une Chevrolet) promptement recouverte de peinture. Une femme lava dans une bassine une quantité de culottes qu'elle enfila sans les essorer.
Distribution de morceaux de sucre imbibés de LSD. Tom et Ultra Violet faisaient leurs exercices de yoga. Les Soft Machine jouaient. Rita Renoir dansait. Les musiciens brûlèrent leurs partitions. Incidents divers. Bordel généralisé. Le majung et le LSD commencèrent à faire leur effet et l'assistance se déchaîna dans une ambiance de délire érotisé assez poussé qui ne se terminera qu'au lever du jour.
Au petit matin, certains participants venus de loin s'endormirent sur place. Les autres s'étaient dispersés. Aucun signe de « commode» à l'horizon, par contre, les culs étaient légion cette nuit-là.
Ce happening et son contexte immédiat - le 4° Festival de la libre expression - ont fait quarante-deux ans plus tard l'objet d'un travail exemplaire de Marios Hatziprokopiou. Jean-Jacques Lebel précise: à l'opposé des sempiternels recopiages de bévues et des abondantes manipulations hostiles dont la presse à scandale et la doxa spécialisée ont gratifié leurs lecteurs, ce chercheur s'est livré à une enquête auprès des participants et témoins qu'il a pu retrouver, recoupant les souvenirs des uns et des autres dans l'intention de serrer de près l'expérience vécue collectivement et d'établir non pas un jugement esthétique ou moral mais un compte rendu le plus factuel possible. Certes la conjugaison ou la comparaison des traces mnésiques ont mis en lumière les contradictions et les disjonctions inhérentes à l'art-action.
Cet exercice ne prétendait pas à l'objectivité - ce qui eût été de toute façon impossible - mais plutôt à constituer une sorte de patchwork inter-subjectif à entrées et à lectures multiples tel un happening. L'enquête a donc porté non seulement sur les micro-évènements - rendus de plus en plus flous par le passage du temps - mais aussi et surtout sur leurs prolongements fantasmatiques et leurs effets différés sur le plan humain, artistique ou politique. La méthode employée est donc celle de l'ethnologue. Il s'agit d'un mémoire - présenté en juillet 2006 à l'École des hautes études en sciences sociales, pour être précis: un master 2 en anthropologie sociale et ethnologie - dont le titre sonne comme un protocole d'expérience scientifique mais dont le contenu et la forme relèveraient plutôt d'un roman, érotique peut-être, dans le genre des Mémoires d'une chanteuse allemande ou bien d'un récit à caractère historique dans le genre des Vies des dames galantes de Brantôme, mais dont la plupart des protagonistes auraient en lieu et place de «l'auteur» droit à la parole. Intitulée 24 juillet 1967. Reconstitution d'une soirée du 4e Workshop de la Libre Expression, cette entreprise, par définition irréalisable, puisque le passé proche ou lointain ne peut en aucun cas être reconstitué, aura le considérable mérite de re-situer le Festival de la libre expression en général et ce happening en particulier dans leur champ de pertinence, celui-là même que Deleuze et Guattari, quelques années après, désigneront avec justesse comme «agencement collectif d'énonciation». Ou, si l'on préfère: l'action artistico-politique collégiale. Du journalisme d'investigation ou de l'archéologie universitaire, on passe à autre chose. Au devenir artiste, peut-être.