Le Problème de la Création — 1938
Conférence lue à l'occasion de la premiere exposition « d'art abstrait » à Budapest le 3 février 1938.
VIE= NAISSANCE + MORT.
La portée subjective des phénomènes de la naissance et de la mort l'emporte de beaucoup sur tous les autres. I s'agit apparemment de deux manifestations qui se complètent l'une l'autre. Le commencement et la fin.
Mais en réalité, elles ne sont QU'UNE SEULE. LA MANIFESTATION ESSENTIELLE. C'est cette manifestation que nous appelons la vie. LA VIE, QUI EST CREATION-CONTINUE. Création au sens où l'entendait Saint-Thomas : « qui dure depuis l'éternité et durera éternellement » et qui, sous l'aspect de la périodicité, PARAIT TOUJOURS RECOMMENCER.
DESIR DE DOMINATION.
Le problème de la création est peut-être celui que l'homme a réalisé le plus tôt. Car la force motrice de la connaissance est le désir de puissance. L'homme veut commander en maître « à la réalité ». Il est compréhensible que, depuis les temps les plus reculés, l'homme ait voulu influer sur le double problème fondamental de son existence. La naissance et la mort. Nous admettons le désir de révolte des premiers SORCIERS qui se sont efforcés de sonder le plus profond des mystères.
COMMUNAUTES CULTURELLES.
Plus tard également, dans les grandes périodes de la culture, le problème de la création a toujours été le problème principal de toute grande communauté humaine. Communauté humaine, cohérence, en d'autres termes RELIGIO, le mot étant pris dans son sens originel (religere = relier) relier tout dans « la vie ». Dans tous les textes sacrés des grands cycles de la culture le premier chapitre explique la création du monde. Parmi ces exemples du passé, examinons les plus caractéristiques.
EGYPTE.
Les plus anciens souvenirs que les hiéroglyphes, ces chefs-d'œuvre d'écriture, gardent avec une fière jalousie, les reliques de la culture égyptienne, la plus pure des cultures humaines, s'expriment ainsi :
« Rien d'autre que Lui, l'Etre unique qui vit dans l'essence et dans la réalité. Tu es unique et des millions d'êtres tirent de toi leur origine. Lui seul a tout créé. Toujours et partout Il est la substance unique et Il est inaccessible. Il est l'unité des unités. Il est hier, aujourd'hui, demain. Il est Dieu qui se fait Dieu, qui existe par Lui-même, l'Etre double, capable à la fois d'engendrer et de concevoir depuis les origines ».
Quel mode de penser pur, noble, exempt de toute vaine fioriture. Comme la pure forme que leurs artistes réalisent aussi dans leurs sculptures. On peut sentir le fait merveilleux qui s'est produit une seule fois dans l'histoire, à savoir la formation et la subsistance durant six millénaires d'une société dont la couche supérieure, dirigeante, l'aristocratie était tout à la fois PRETRE, ARTISTE, SAVANT et CHEF.
LES INDES.
Une autre grande culture, la culture asiatique reflète une conception de sentiment peut-être plus chaleureux.
C'est seulement chez elle que, dans la profession de foi la plus profonde et la plus sereine, vibre LE DOUTE le plus humain.
RIG-VEDA : « Il n'y avait rien, ni Etre, ni Non-Etre. Il n'existait ni atmosphère, ni ciel au-dessus.
Qu'est-ce qui se meut? Dans quelle direction? Sous la garde de qui? Les eaux existaient-elles et le profond tourbillon ?
« Il n'y avait alors ni mort, ni immortalité.Le jour n'était pas séparé de la nuit. Seulement un souffle unique, sans souffle étranger, provenant de Lui-même et il n'y avait rien en dehors de Lui.
« Alors pour la première fois, s'éveilla en Lui le désir, le premier germe de l'esprit. L'Etre découvrit ses liens dans le non-être. Qui sait, qui peut nous dire d'où il est né, d'où est venue la création et si les Dieux ne sont pas nés après elle ?
« D'où cette création est-elle venue ? A-t-elle été créée ou n'a-t-elle pas été créée? Celui qui la surveille du haut du ciel est seul à le savoir, mais le sait-il? »
LA BIBLE
La culture judéo-chrétienne, en dépit de tous les ébranlements, est encore nôtre.
LA GENESE :
« A l'origine, c'est-à-dire avant toutes choses, Lui, Elohim, l'Etre existant créa le mon-de. Non qu'il ait fait quelque chose de rien, mais d'un élément inconnu, d'un principe premier, il a amené à l'essence le ciel et la terre.
« Et la terre était une force en progrès vers l'existence et les ténèbres sur la face de l'abîme. Et Lui, le Souffle-de-Dieu, animé d'un mouvement générateur, était sur la face des eaux ».
L'INITIATION DOCTRINALE; L'INITIATION NATURELLE.
Il faut que nous intercalions ici quelques réflexions qui nous permettront de comprendre pourquoi tous les premiers sages peuvent encore aujourd'hui agir avec tant de force émotive sur le monde de nos sentiments ? La réponse à cette question est la clef du MYSTERE. Et le mystère est complet pour les non-initiés, pour ceux qui sont en dehors de l'initiation doctrinale.
Heureusement qu'à côté de l'initiation livresque, humaine, il y a une initiation naturelle. C'est ce que nous appelons LA DECOUVERTE, c'est ce qu'on appelait « les révélations divines, l'apocalypse ». LE GRAND LIVRE DE LA NATURE EST OUVERT DEVANT TOUT LE MONDE! LA FACULTE D'Y LIRE N'A POUR CONDITIONS QUE L'ACUITE DES SENS DE L'OBSERVATEUR ET LA CAPACITE DE COMBINER POUR SAISIR L'INTERDEPENDANCE DES PHENOMENES.
CREER = GESTE GENERATEUR = CONNAITRE.
Les grands participants à cette initiation naturelle, nous les appelons LES HOMMES CREATEURS : LES SAVANTS, LES ARTISTES, LES PHILOSOPHES, LES APOTRES qui, sans aucun enseignement humain, trouvent la clef. Ils la trouvent précisément parce qu'ils poursuivent la même œuvre créatrice qu'avaient commencée nos premiers sages. Le secret de la profonde influence humaine des pensées de la Bible réside dans le fait que les sages bibliques ONT EMPLOYE COMME MOYENS D'EXPLICATION DANS LEURS PARABOLES L'HOMME MEME ET LES GESTES HUMAINS. Comme nous l'avons vu, ils: expliquent le problème de la création par le geste générateur, c'est-à-dire par la même image dont ils ont illustré la connaissance. Créer et connaître étaient jadis deux termes analogues. Voici un exemple qu'il est impossible de ne point comprendre :
« Et Adam connut Eve et Eve lui donna un enfant ».
LA RENAISSANCE DE L'ANTHROPOLOGIE.
L'Anthropologie moderne découvre dans les Livres Saints beaucoup d'explications « vivantes » de cette nature. D'autre part, parmi toutes les branches du savoir, c'est peut-être l'anthropologie qui se rapproche le plus de l'art.
Qu'il nous soit permis d'éclaircir en quelques mots ce rapport.
L'anthropolgie moderne est science jeune. On peut se demander, parmi le grand développement qu'ont connu au cours des deux derniers siècles toutes les branches de la science, pourquoi c'est précisément l'anthropologie qui a commencé la dernière à prendre son essor ?
TOUT CYCLE DE CULTURE COMMENCE PAR L'OBSERVATION DE LA NATURE EXTERIEURE POUR REVENIR ENSUITE FATALEMENT A LA PROPRE OBSERVATION DE L'HOMME OBSERVATEUR.
Le progrès de l'observation extérieure est lié depuis longtemps à la perfection des instruments. Ce fait trouve une belle illustration dans la révolution scientifique que causa la découverte du télescope pour l'observation de l'infiniment grand et du microscope pour l'observation de l'infiniment petit. Aujourd'hui, nous constatons que dans les deux sens, l'observation se heurte à la limite de l'impossible. La main tâtonnante du savant scrutateur perd le dernier point d'appui. L'explication en est fort simple.
L'objet de l'observation est devenu trop INFIME dans les deux sens.
Son ordre de grandeur devient égal à celui de l'onde lumineuse qui porte l'observation et à la structure atomique des matières qui composent les instruments d'observation : œil, lentille, miroir grossissants.
Les interférences qui se produisent alors rendent l'observation impossible au delà d'une limite déterminée. Elles sont les causes des ANTINOMIES PERIPHERIQUES. Dans une direction, cette antinomie est la fuite des nébuleuses; dans l'autre, c'est l'impossibilité où nous sommes de déterminer et la position et la vitesse de l'électron. Antinomies qui ne restent des murs infranchissables que jusqu'à la découverte de nouveaux instruments, de nouvelles méthodes et de nouveaux modes de penser. A ces époques, la nécessité s'impose d'élaborer et de classer les réserves d'observations brutes, c'est ce qui ramène le chercheur à l'observation de soi-même. D'abord, le travail de classification et ensuite la nécessité si l'on veut aller plus loin, de recommencer par le commencement et DE POSER LES QUESTIONS FONDAMENTALES RELATIVES A LA PENSEE MEME. Ainsi le chercheur rentre en lui. Ainsi, à l'époque scientifique dirigée vers l'observation extérieure, succède l'époque où l'art est placé en premier lieu. Le chercheur se scrute lui-même.
L'homme redevient le « centre » de son monde. L'anthropologie forme la transition. C'est une branche du savoir qui devient actuelle.
MATRICE = JARDIN DE L'EDEN.
Revenons au problème de la création. A l'aide de la clef magique, ouvrons l'une des plus belles paraboles de la Bible :
« Et le Seigneur Dieu créa l'homme et le plaça dans le jardin de l'Eden ». Ici, suit une naïve description géographique du paradis terrestre. Mais le caractère essentiel de la description reste toujours une sécurité et une insouciance complètes, je serais tenté de dire absolues.
Si l'on y réfléchit bien, on ne peut douter de l'ORIGINE DE CE SOUVENIR INCONSCIENT QUE CHAQUE HOMME CONSERVE D'UN ETAT PREMIER PARADISIAQUE.
Ce souvenir ne peut venir que du temps où L'UNITE ORIGINELLE MERE + ENFANT était une réalité. La protection de l'enfant est alors parfaite. Il jouit d'un état que je dirai divin, créé par un développement qui s'opère dans une harmonie absolue.
ANGE = FORCE INVISIBLE.
Mais l'équilibre se rompt fatalement et alors se réalise la seconde para-bole, celle de l'expulsion du paradis terrestre. Voici apparaître l'ange avec le glaive et les flammes de la douleur. L'ange qui, dans les anciennes Ecritures, représente toujours la force invisible, insaisissable. Nous savons que dans l'astronomie des Juifs, dans le Livre d'Enoch, tout corps céleste est accompagné d'un ange qui le guide et lui prescrit sa voie. Le grand Newton lui-même n'a pas pu se libérer complètement de cette image. Il appelle « force » ce quelque chose qui conduit les astres. Il est vrai qu'il enferme cette interdépendance dans une EQUATION SIMPLE ET LUMINEUSE qui constitue sans doute un grand progrès sur la voie du REFOULEMENT de l'instinct primitif D'IDOLATRIE chez l'homme, mais sa phrase immortelle est conçue avec une grande prudence :
« Dans l'univers, tout se passe COMME SI les corps s'attiraient mutuellement ». Il sent avec précision qu'il remplace un mot par un autre.
FORCE D'ATTRACTION OU ANGE.
NIRVANA = VERTIGE DE FELICITE.
Revenons à notre première image. L'ange de la douleur accomplit son destin. Il chasse le petit d'homme du royaume de la parfaite harmonie, du paradis terrestre. Approfondissons cette image. Mettons-nous à la place de ce petit d'homme. Ses sens sont vierges, c'est-à-dire exempts de connaissances. Tout ce qu'il apporte avec lui, c'est LE SOUVENIR DE LA GRANDE HARMONIE. LE SENTIMENT CONFUS D'UN MERVEILLEUX VERTIGE, de la félicité résultant d'un fonctionnement calme et parfait de son petit organisme. Un grand trésor! Le plus grand peut-être qu'il perd totalement en un instant. Evénement tragique! Toute sa vie ultérieure sera une lutte, un effort pour recouvrer autant que faire se peut ce premier état de parfaite harmonie, cette félicité. La recherche du NIRVANA, dira le sage hindou.
CHAOS = AGITATION DE L'INCONNU.
Quelle profonde tragédie que ce premier instant! Toute la surface sensible, humide du petit corps coupée par l'air froid. La gravitation accrue oblige tous les muscles à peiner. La pression désagréable des objets sur certains points. Des éclats de voix, des bruits incompréhensibles
assaillent l'oreille encore intacte. Dans l'œil vierge du petit d'homme tourbillonnent, comme dans un kaleidoscope, des taches de lumière et de couleurs inconnues. Grande agitation! Tout est incompréhensible parce qu'incohérent. Je crois que nulle image ne ressemble davantage à la description par les Grecs du CHAOS PRIMITIF. Ce chaos primitif duquel Dieu créera, formera le monde.
PASSAGES ENTRE LE MOI ET LE NON-MOI.
Après le premier choc, les premiers cris, notre nouveau-né réagit, se souvient, compare, choisit. Il se rappelle l'harmonie perdue du jardin
de l'Eden. Comme un petit CENTRE DE FORCES, il attire celles des sensations qui diffèrent relativement le moins de ce souvenir, celles qui LUI sont les moins désagréables. Le petit tourbillon central entraîne dans son propre mouvement les éléments donnés dans la sensation. Il se fraye des voies de pénétration, des passages, des transitions entre le DUALISME, au premier abord absolu du moi et du non-moi, du monde créé et du monde non créé, parce qu'inconnu. Le monde créé croît, le chaos recule. LE MOI RESULTE DES CONQUETES OPEREES SUR LE NON-MOI.
A la lumière de ce que nous avons dit, nous voyons déjà clairement où nous allons. Saint-Thomas à dit : « Dieu avait créé le monde non pas tel qu'il est donné dans nos sensations, mais dans ses causes et en puissance » (Causaliter atque potentialiter).
LA CREATION REELLE DU MONDE.
Ce que nous autres adultes entendons sous la grande « intégrale » le monde ne nous est pas donné au moment de notre naissance, car nos sens n'ont pas encore pu fonctionner et nous connaissons la phrase classique des sensualistes anglais : « Il n'y a rien dans l'intellect qui n'ait été auparavant dans les sens». (Nihil in intellectu quod non prius fuerit in sensu.) »
Ce que nous autres adultes entendons par LE MONDE, IL FAUT QUE CHACUN DE NOUS LE CREE DU CHAOS PRIMITIF, ORIGINEL, A L'AIDE DE CE TOURBILLON CENTRAL, VERTU DIVINE, AGISSANTE QUI SE MEUT PAR SES PROPRES FORCES.
Faut-il s'étonner que ces passages dont nous avons parlé nous ramènent en premier lieu à la mère qui nous a donné le jour ? Le chaud contact du corps maternel, le goût, l'odeur du lait sont les premières sensations acceptées. De même que l'élasticité et la chaude rondeur du sein nourricier forment la première création plastique, de même la voix d'une mère mettant son langage à la portée de l'enfant est le premier élément
musical.
COORDINATION.
Le monde n'est pas donné. Il faut le créer : il faut mettre au jour L'INTERDEPENDANCE DES SENSATIONS DISPARATES. C'est le résultat d'une coordination, d'un travail créateur comportant beaucoup d'étapes qui permet au petit d'homme de pouvoir saisir ce qu'il voit. Et lorsqu'il reconnaît sa mère, non seulement au goût et à l'odeur du lait mais au son de sa voix et aux taches de lumière et de couleurs qui se relient à ses différents aspects, alors de ces milliers de sensations, notre petit d'homme crée un être cohérent, LE PREMIER ETRE, sa mère.
EVOLUTION.
Entre temps notre petit enfant agite ses menottes et ses petons à l'aide de ses petits muscles, il gravit un important échelon de son développement.
Il transforme la VIE VEGETALE qu'il a menée dans l'utérus en une VIE ANIMALE pour m'exprimer d'une façon symbolique, qui se caractérise par la faculté de changer de place.
MOUVEMENT LIE DE LA PLANTE.
Je précise que ce mouvement devient un changement de place, parce que la plante aussi se meut d'un certain mouvement dont le caractère est d'être lié. La vie entière de la plante n'est rien autre qu'un GRAND ET UNIQUE GESTE. Représentons-nous d'une manière synthétique, comme dans un film accéléré, la vie d'un arbre, depuis le commencement jusqu'à la fin. Nous ne pouvons la comparer à autre chose qu'à l'éruption d'une source jaillissante. Comme la sève dans l'arbre, l'eau de la source jaillit sous une pression qui s'exerce dans la profondeur. Là elle forme le tronc, ici le jet d'eau. En haut, en se rapprochant du point mort, elle se divise en branches, en rameaux, puis s'épanouit et se défait, là en gouttelettes, ici, en feuilles, en fleurs, en des millions de pétales.
Voilà le geste de la plante, geste lié, unique, qui embrasse tout le développement de sa vie. Le végétal ne s'écarte de ce mouvement que par les oscillations, par la résistance qu'il déploie en face du vent et de la. tempête. Si l'ouragan est trop fort, l'arbre se brise.
LA FACULTE DE CHANGER DE PLACE CHEZ L'ANIMAL.
C'est d'une autre manière que l'animal se meut. Son mouvement n'a pas ce caractère de simplicité fatale; il n'est pas aussi lié. Dans la tempête, il prend la fuite. Sa LIBERTE, ses possibilités vitales s'accroissent d'une manière inouïe avec sa faculté de changer de place.
Les caractères différents du mouvement de la plante et de l'animal résultent des différences de degré dans le développement de leurs sensations. L'unique sensation du végétal, c'est la lumière et la chaleur du vivifiant rayon de soleil qui tombe sur lui selon la verticale. On pourrait dire que la plante voit avec toute la surface de son corps. Chez l'animal, la sensation est plus complexe; elle est liée au fonctionnement de plusieurs organes et c'est cela qui rend possible le développement de la faculté de changer de place.
Notre petit d'homme agite ses membres et expérimente toutes les POSSIBILITES DE MOUVEMENT que ses muscles peuvent lui permettre. Il crée sa musculature. L'arme « animale », la première arme pour la lutte. L'animal donne des milliers de preuves de sa géniale capacité de créer des armes et des outils qui, tous, se forment A L'INTERIEUR DE SON ORGANISME. Notre petit être crée ses jambes pour marcher et le plus merveilleux des outils, la main avec ses innombrables fonctions, avec ses millions de possibilités. Il crée la main avec laquelle l'homme fabriquera tout le reste.
A aucun moment, le travail créateur ne cesse. C'est déjà tout un petit monde conquis qui fonctionne avec une prodigieuse perfection. Avec une perfection d'autant plus grande que jusqu'à nouvel ordre tout est étroitement lié aux premiers besoins du petit corps. Déjà, il se nourrit, il a des exigences, il agite son hochet. Il crée bien des choses, bien des êtres. Il confond encore son père avec d'autres êtres moustachus, confusion qu'il n'a jamais commise à l'occasion du premier être créé, sa mère, la grande privilégiée. Mais cette confusion n'est que le témoignage d'une nouvelle faculté.
IDENTITE ET ANALOGIE.
La première phase de la connaissance est L'APERCEPTION DE L'IDENTITE. L'aperception de l'identité de sa mère résultant des millions de sensations disparates qui se rattachent à elle. Mais au-dessus de l'identité qui est proprement la création individuelle des choses et des phénomènes, il découvre bientôt une seconde région, celle DE LA RESSEMBLANCE, DE L'ANALOGIE. C'est le premier échelon sur la voie de la GENERALISATION. Papa, des moustaches désagréables. Des moustaches désagréables, donc papa. Cette réaction s'appliquant éventuellement a un autre être qu'au père. Erreur divine qui ouvre la porte d'un nouveau domaine, la porte sur LA VOIE ASCENDANTE.
LA CREATION S'ETEND EN « LARGEUR » PAR LA FORCE DE L'IDENTITE ET EN « HAUTEUR » PAR LA FORCE DE L'ANALOGIE DE LA GENERALISATION. Notre petit d'homme avance pas a pas. A chaque pas, le chaos recule. L'entourage immédiat devient chambre, appartement, jardin, enclos, remplis d'êtres merveilleux. Par delà le jardin, la rue. Dans la rue, le premier danger effrayant, le grand et bruyant équipage lancé au galop. Le tourbillon grossit continuellement, aspirant les uns après les autres, les choses, les phénomènes et simultanément, construisant dans le sens de la hauteur leurs interdépendances.
Œuvre gigantesque! LES NOUVEAUX-NES SONT DES GENIES. Sinon comment pourraient-ils venir à bout de ce grand travail créateur ?
LA PAROLE.
Le royaume conquis sur le chaos est déjà si grand qu'il ne peut plus s'accroître sans interruption. Il faut pour cela de nouvelles méthodes, de nouveaux instruments.
En essayant d'imiter le langage de sa mère, l'enfant s'est habitué depuis longtemps à balbutier. Il s'intéresse aux divers mouvements en réduction des muscles de la bouche, de la langue et du gosier. Avec ces mouvements, on peut demander, refuser, rire, jouer... De même que les premiers mouvements coordonnés, tels que marcher, saisir, sont sortis des premiers mouvements incohérents des membres, ainsi des multiples et microscopiques mouvements laryngo-buccaux sortira la première parole. Le mécanisme est tout prêt. Mécanisme dont la fonction est déjà moins étroitement liée aux premiers besoins de la vie. JEU VIRTUEL dont la virtualité acquiert un rôle important à ce moment historique où l'enfant s'en sert pour NOMMER, pour désigner le premier être créé.
Quand le premier « maman » qui se différencie à peine des autres balbutiements devient soudain la dénomination de la mère. Dénommer. Nouveau grand pas en avant. Ici s'ouvre une nouvelle perspective SPECIFIQUEMENT HUMAINE. Le travail créateur se dédouble.
A COTE DE LA CREATION DE LA REALITE IMMEDIATE SE FORME UN DOMAINE VIRTUEL, LE DOMAINE PARALLELE DE LA DENOMINATION qui représente, qui accompagne le premier. Au commencement, la représentation est étroitement liée au monde créé de la réalité. Elle s'adapte fidèlement au rôle de la dénomination. Dénomination des êtres et des objets (et nous savons combien à cet âge les deux choses sont proches. Qui d'entre nous n'a pas battu le coin dur et aigü de la table et le seuil traître de la porte qui nous a fait tomber ?) Mais notre petit d'homme ne tarde pas à s'apercevoir que son monde réel créé est plus développé. Dans ce monde-là, la succession et l'interdépendance des phénomènes sont déjà des faits connus. Il réalise bientôt que ceux-ci peuvent recevoir une dénomination, qu'ils peuvent aussi être représentés dans le nouveau domaine virtuel.
LE VERBE = COMMUNAUTE HUMAINE.
Par la dénomination, par la parole, commence l'insertion de notre petit d'homme dans la grande communauté humaine. Le « verbe » qui relie les hommes entre eux, qui les porte comme un grand navire virtuel grâce auquel nous flottons tous ensemble sur la mer du « néant ». C'est le grand instrument de jeu avec lequel ON PEUT REJOUER TOUTE LA REALITE, SANS QUE LES CHOSES SOIENT PRESENTES. On peut reproduire en réduction, en gestes miniatures, tout le monde créé.
LA PREMIERE METAPHORE.
On peut même poursuivre le jeu plus loin; on peut varier les dénominations sur la base de l'analogie. Marcel JOUSSE nous en donne un bel exemple : un petit bonhomme qui très souvent avait épouvanté la volaille, avait vu des plumes éparses voler, puis retomber en se balançant.
Il sait déjà ce qu'est une plume et il a une idée fort claire du geste tournant que celle-ci fait en tombant. Mais il n'a pas encore réalisé, créé l'automne. Aussi lorsqu'il vit tomber en se balançant les premières feuilles jaunes des arbres, il s'écria :
« Voilà l'arbre qui laisse tomber ses plumes ! »
Au premier abord, on pourrait qualifier ces mots d'erreur puérile, mais à la réflexion et en approfondissant la chose, nous voyons que c'est la première manifestation poétique, la première métaphore de notre petit d'homme.
Une fois commencée, cette activité poétique se poursuit sur la base de l'analogie. Comme nous le voyons, l'enfant commence de très bonne heure à généraliser et à abstraire; il commence très tôt ce jeu qui se passe de l'identité, de la copie fidèle des objets et exprime ainsi l'essentiel. L'ART EST EN LUI. Grâce à la parole enrichie par l'analogie, la création sur la voie ascendante devient plus intense.
L'ACHEVEMENT DE LA BASE.
La base en est déjà très large. Le monde créé s'étend, il devient un village ou éventuellement une ville avec ses environs, le pays. De même que l'enfant a de moins en moins souvent l'occasion de faire un travail créateur, de même, il rencontre de plus en plus rarement un être bizarre qu'il n'a pas encore vu : Au cimetière, sorti de derrière une tombe, un serpent ondulant, avec deux petits yeux brillants et une tête qu'il balance devant lui d'un mouvement si intéressant. Un lézard fuyant furtivement sur la muraille ensoleillée. Le ver luisant brillant miraculeusement dans la nuit. Le travail créateur devient de plus en plus rare lorsque, par exemple, l'image de ce monstre étrange, la sauterelle au bout d'un épi, se grave profondément dans notre monde. Deux grands yeux globuleux, de longues jambes anguleuses et hop ! elle s'envole et saute en tournant. L'extase de la création devient de plus en plus rare, un langoureux concert de crapauds dans la mare. Le chaos, l'inordonné s'enfuit au loin dans le sens de « l'identité » PAR DELA LES LIMITES DE LA VISIBILITE.
L'ELEVATION.
Mais dans le sens « du général », notre petit d'homme se heurte à des choses plus mystérieuses encore. Les rapports qui se dessinent derrière les phénomènes sont autant de grands points d'interrogation. Très vite, notre petit d'homme se trouve devant L'INCONNUE LA PLUS GENERALE, L'INCONNAISSABLE.
Voici un bel exemple, un souvenir commun à mon fils et à moi. L'enfant pouvait avoir quatre ans. Dans ses bras un cheval de bois en piteux état. Je les portais tous deux. Ensemble, nous allâmes à la basse-cour où venaient d'arriver des hôtes fort rares. Cinq petits cochons de lait âgés seulement de quelques heures. Plein d'émotion, l'enfant regarde le petit groupe qui remue et pousse de petits cris. Ses yeux s'ouvrent tout grands dans l'extase de la création.
Il regarde les nouveaux petits cochons. Il regarde le petit cheval de bois usé. Il me regarde comme celui qui détient tous les secrets :
« Père, comment les petits cochons sont-ils devenus vivants ? » Le petit homme de quatre ans se trouve aux prises avec le plus profond des problèmes. Avec le problème des « sorciers ». Comme ce serait merveilleux si le petit cheval de bois pouvait être transformé en un poulain vivant! Certainement les petits cochons sont devenus vivants par un moyen quelconque. Si ce petit morceau de bois usé pouvait s'animer, se mouvoir ! Quel peut donc être le mot magique ?
Voilà le problème central du sculpteur : RENDRE VIVANTE LA MATIERE INERTE ET STATIQUE.
ETUDE.
Le travail créateur de notre petit d'homme se ralentit de plus en plus. L'initiation doctrinale, humaine remplace la véritable création se déroulant d'elle-même. Notre petit d'homme APPREND. Il apprend ce que lui enseignent les grands. Il essaie de prendre UN MONDE CREE PAR AU-TRUI, ce qu'il ne peut faire, disons-le tout de suite, que d'une manière moins vivante, plus grise.
LE BUISSON ARDENT DE L'INITIATION NATURELLE, IMME-DIATE S'ETEINT. LA CENDRE RECOUVRE SA FLAMME. LA CENDRE D'UNE CREATION QUE D'AUTRES ONT ACCOMPLIE.
Ensuite, viennent la lettre, le livre, ces moyens encore plus ternes. La parole, musicale à l'origine, se momifie. Des couloirs artificiels s'ouvrent et, en se superposant, ils atteignent une hauteur inaccessible.
Au sommet, une nouvelle limite. EN BAS LA LIMITE DE LA SENSATION. EN HAUT, LA LIMITE DE LA CLASSIFICATION, DE L'EXPLICATION DE L'UNIVERS.
LES SCIENCES.
Dans sa marche ascendante de création, notre petit d'homme s'élève à l'aide de la généralisation, de l'abstraction. En partant de la forme des choses, il accomplit, par voie d'abstraction, la construction de l'espace, de LA GEOMETRIE. De la répétition des phénomènes de la vie, des pulsations du cœur, de l'alternance du jour et de la nuit, il crée, par abstraction, la notion du rythme, le domaine des nombres. L'ARITHMETIQUE. Des affinités entre les corps, il crée la CHIMIE; du jeu des forces, la PHYSIQUE. La montée ne s'arrête pas. De la géométrie, sort l'ANALYSE; de l'arithmétique, l'ALGEBRE : et de celles-ci, la MATHEMATIQUE. Des rapports chimiques et physiques, sort LA MECANIQUE.
Ce sont là des terrains très féconds. Terrains féconds spécifiquement humains ou ont été conçus tous les OUTILS, toutes LES MACHINES. Les armes humaines. Je dis humaines parce que ces outils et ces machines sont EN DEHORS DE L'ORGANISME. Ils n'ont pas été créés à l'intérieur du corps, comme c'est le cas de beaucoup d'organes-outils géniaux chez l'animal.
Précisons : ces outils et ces machines, adjuvants CONCRETS de l'homme ont été conçus sur le terrain de l'ABSTRACTION.
En s'épurant, les rapports mathématiques et mécaniques forment LA LOGIQUE.
LES ESSAIS D'EXPLICATION DE L'UNIVERS se succèdent. Dans notre petit homme devenu grand, la création du monde atteint LA LIMITE ACTUELLE du possible. En largeur aussi bien qu'en hauteur.
L'IDENTITE DES MONDES CREES PAR DES DIFFERENTS INDIVIDUS ?
C'est sciemment que j'ai négligé un processus parallèle à celui que j'ai décrit. Le monde créé qui, à l'origine est tout entier LA PROPRIETE de notre petit d'homme, prend lentement une nouvelle coloration. C'est comme s'il pouvait identifier son propre monde aux mondes créés par les autres hommes, APPARENCE que fait naître le miroir de la parole.
Examinons la question de plus pres. Prenons par exemple, deux hommes qui, l'un et l'autre, appellent du nom de « mère » l'être qui leur a donné le jour. Supposons que chez l'un, comme c'est le cas la plupart du temps, la notion était extraite des millions de gestes d'amour qui se répétèrent durant de longues années. Tandis que chez l'autre, des voix gênantes sont venues troubler l'harmonie. Ou bien, par exemple, la vraie mère étant morte de bonne heure, la pénible incompréhension de la belle-mère qui la remplace déforme l'image primitive.
Où est le contenu identique de la notion exprimée par le même mot « mère » chez les deux individus? J'ai pris un exemple extrême afin de rendre l'idée plus claire. Mais d'une façon générale, nous pouvons affirmer que LES MEMES MOTS EMPLOYES PAR DES ETRES DIFFERENTS N'ONT JAMAIS LE MEME CONTENU. D'autant moins peut-on identifier les divers mondes créés par les différents individus.
D'où vient donc notre ILLUSION ?
En s'élevant, les rapports qui se dessinent derrière les phénomènes, les lois de plus en plus générales sont extraites des observations et des expériences de plus en plus nombreuses et variées. La loi des grands nombres joue.
C'EST SUR LE PREMIER ECHELON, LA OU LES NOMS PROPRES S'ATTACHENT IMMEDIATEMENT A UN ETRE, A UN OBJET QUE LE PROBLEME DE L'IDENTIFICATION EST LE PLUS DESESPERANT. AU CONTRAIRE, A MESURE QUE NOUS NOUS ELEVONS AU MOYEN DE LA GENERALISATION, L'IDENTIFICATION DES CONCEPTS ABSTRAITS DEVIENT DE PLUS EN PLUS PARFAITE JUSQU'A CONSTITUER UN LIEN SUR ENTRE HOMME ET HOMME.
LA DIMINUTION DE LA FORCE CREATRICE.
Il y a de grandes différences entre les mondes créés par les différents individus selon un point de vue entièrement différent, le point de vue de L'ETENDUE du monde créé.
Si tout nouveau-né commence sa vie comme génie créateur, malheureusement, il nous faut avouer que la flamme créatrice diminue fatalement et que chaque homme est guetté par le grand affaissement qui l'atteint TOT OU TARD. Lamarck compare le développement biologique des êtres vivants à la courbe d'un projectile dont la vitesse diminue au fur et à mesure que le projectile s'éloigne du moment de l'explosion. Il ajoute quelques exemples intéressants. Au terme des neuf mois de la vie utérine, le poids du nouveau-né est 35.000.000 de fois supérieur à celui de la cellule initiale. Par contre, pendant les vingt années suivantes, le poids de l'adulte ne devient que dix-neuf fois supérieur à celui du nouveau-né. Le bio-chimiste formule ainsi ce ralentissement fatal : la membrane de la cellule vivante a une perméabilité qui diminue continuellement :
Pour la plus grande gloire de l'unité de la nature, le bio-physicien lui aussi retrouve ce principe du ralentissement qu'il exprime comme suit : la tension électrique entre les corpuscules élémentaires qui détermine le mouvement Brownien diminue constamment.
Nous qui essayons d'illustrer par le DESIR CREATEUR la force vivante ,qui crée l'homme, nous pouvons affirmer que LA FORCE CREATRICE DE L'INDIVIDU DIMINUE. Cette diminution n'affecte pas la forme d'une courbe régulière, comme c'est le cas dans les exemples précédents, parce que les composantes de ce mouvement sont complexes. En outre, la courbe de la diminution de la force créatrice n'exclut pas certaines reprises temporaires, mais cela ne modifie pas l'aspect général du phénomène qui reste une diminution plus ou moins régulière, plus ou moins abrupte.
Or nous savons que le « plus ou moins » joue un rôle fatal chez tout ce qui vit. En fin de compte, les conditions vitales sont toujours une question DE PROPORTION. Un peu plus, un peu moins. Et dans la diminution de la force créatrice, ce petit peu en moins est ce qui produit LA PLUS GRANDE DIFFERENCE ENTRE LES HOMMES.
LES HOMMES CREATEURS.
En effet, Pasteur ne se distingue des autres hommes que parce qu'il a conservé plus longtemps toute la force créatrice que nous possédons tous dans notre enfance. Chez lui l'observation de la nature conserve cette incroyable acuité primordiale avec laquelle les yeux de l'enfant se fixent sur l'être merveilleux vu pour la première fois. Et alors que les autres hommes ont déjà FERME LEURS MONDES sous la double influence du CHOC DES INTERETS ET DE L'INERTIE DU BIEN-ETRE, mondes fermés qui fonctionnent bien et sont harmonieusement limités et adaptés à leurs besoins, lui, Pasteur, RESTE EN LUTTE AVEC LE CHAOS, il fait reculer l'ennemi ancestral et il s'efforce de créer l'unité sur un plan plus général, plus élevé. Il pose des questions dont la réponse simplifiera les explications existantes. Il crée des formules qui font dépendre beaucoup de phénomènes disparates d'une INVARIANTE commune. « Il n'y a pas de génération spontanée ». Sa nouvelle grande invariante !
Pasteur ou Cézanne. Peu importe le terrain sur lequel l'homme créateur développe son activité. La biologie ou la peinture. Cézanne comme Pasteur, sacrifie sa vie à une nouvelle grande conception de l'unité. Tous les deux trouvent devant eux une vaste matière brute accumulée par leurs prédécesseurs. Tous les deux ont été précédés par des époques de l'observation de la nature et cela jette une lumière sur le fait que la période du travail créateur arrive à un moment plus ou moins déterminé.
Pas de Cézanne sans le grand travail d'accumulation des couleurs et de la lumière des impressionnistes.
LES PRECURSEURS.
Malheur à ceux qui viennent trop tôt. Qui ne sont pas assez grands pour la tâche. Semmelweiss, Van Gogh. C'est en vain qu'ils ont pressenti la vérité. Ils n'ont pas pu l'exprimer par une formule claire. Leurs esprits se brisent sur les écueils de leur impuissance.
Chacun connaît le cas de Semmelweiss qui, bien avant Pasteur, pressent dans les impuretés, la cause de la fièvre puerpérale. Mais parce qu'il s'exprime de façon défectueuse, il ne parvient pas, dans la section des accouchées de sa clinique de Vienne, à imposer aux étudiants en médecine l'obligation de se laver et de se désinfecter les mains après les dissections anatomiques et avant de toucher aux nouvelles accouchées. Combien ce fait brutal nous paraît aujourd'hui incroyable. Tout le monde prend Semmelweiss pour un fou et ses propres collègues traitent de folie ses exigences. Et quand tout son effort se brise contre ce sabotage, le spectacle de la mortalité de 85 à 90 p. 100 qui dévaste sa clinique lui fait perdre son équilibre mental. Il devient fou, comme Van Gogh, cet autre précurseur qui voulait à tout prix rendre le soleil sur sa toile.
La conception claire de Pasteur est venue en son temps. Comme dans le chaos où Van Gogh se brise, retentit la voix assurée de Cézanne :
« On ne peut pas rendre le soleil sur la toile, il faut le remplacer par autre chose ».
Et sa vie entière, son activité, ne sont que la recherche de cette « autre chose ». Il juxtapose logiquement les couleurs, il reprend le problème de la composition et il arrête ainsi la dispersion des impressionnistes.
DESINTERESSEMENT.
Ce n'est pas pour ses commodités, pour son bien-être que s'efforce l'homme créateur. Il obéit à son désir apocalyptique qui le pousse irrésistiblement vers la réalisation pressentie d'une conception et d'une explication plus complètes de la vie.
Il est conscient de sa vocation et il n'utilise pas ses connaissances pour développer une routine, un métier lucratif. Un ménage Curie repousse l'idée de demander le monopole de l'isolation du radium qu'il a découvert. Au premier ingénieur américain venu, ils révèlent le secret inouï, qui vaut une fortune, secret que, plus tard, ils exposeront sans réserve dans une revue de chimie. Tel est le comportement de tout homme créateur.
Personne n'ignore la lutte contre la misère que certains artistes doivent mener parfois toute leur vie. Mozart! Et nous ne manquerons pas de mentionner ici le plus grand artiste en paraboles, le poète de Nazareth qui donna sa vie pour sa conception.
Ce sont toujours les plus petits, venus après, qui, ne sachant pas puiser a la source de l'initiation naturelle, divine, transforment l'œuvre de leurs prédécesseurs en une doctrine humaine. Et, pour leurs cérémonies dont ils font mystère, ils tendent la main en quémandeurs.
NOTRE CYCLE CREATEUR.
Ce cycle créateur que d'une façon sarcastique et bientôt indifférente on appelle conception « moderne » du monde commence précisément comme tout autre cycle de culture, c'est à dire par le rassemblement de NOUVELLES OBSERVATIONS DE LA NATURE. Au cours de la classification, il s'élève après de degré en degré vers une unité supérieure qui dépassera peut-être de l'épaisseur d'un cheveu l'ultime conception du cycle précédent. Comme nous le voyons, ce n'est pas une petite tâche. Nous venons d'entendre les textes purs et conçus avec précisions des anciens.
Mais fatalement, l'observation, c'est-à-dire le cercle du monde créé s'élargit. L'inconnu recule et, déjà SUR UNE BASE PLUS LARGE, ON POURRA CONSTRUIRE UN PEU PLUS HAUT.
On peut situer au début de la Renaissance le commencement de cette époque pendant laquelle des générations entières s'occupent de rassembler de nouvelles observations de la nature. Les premiers chercheurs ont mené une lutte sans merci avec le poids mort de l'ancien cycle de culture pétrifié. Rappelons-nous Galilée. Léonard qui exécute en secret les premières dissections anatomiques et redécouvre le système de la circulation du sang.
OBSTACLES EXTERIEURS ET INTERIEURS.
A peine l'homme scrutateur s'est-il, au prix de beaucoup de luttes heureuses et malheureuses, affranchi de ces obstacles extérieurs qu'il rencontre, après un développement formidable, des obstacles intérieurs.
L'arrêt fatal, après un essor inouï de deux cents ans, se produit de nos jours. Les instruments et les outils métaphysiques hérités des anciens cycles de culture s'avèrent INSUFFISANTS pour la nouvelle « explication ». Après la disparition des anciennes antinomies, nous sommes menacés par de nouvelles. Celles-ci résultent aussi du fait que nous n'avons pas changé nos anciennes méthodes logiques alors que tout le reste a changé. Un grand bouleversement se produit sous nos yeux.
NOTRE « VERBE» FAIT FAILLITE. IL FAUT DE NOUVEAU POSER TOUTES LES QUESTIONS FONDAMENTALES. Toutes.
Dans tous les domaines. Trouver rapidement des solutions ou abandonner l'espoir que l'homme blanc pourra achever le cycle constructeur commencé d'un si bel élan.
LES ARTS PLASTIQUES.
Dans ce cycle également, le développement des arts plastiques suit de près la courbe de fièvre de la création.
Il commence aussi, avec la Renaissance, par de nouvelles observations de la nature. Premier fait: la formation de la THEORIE DE LA PERSPECTIVE qui annonce la naissance de la nouvelle peinture.
C'est l'accumulation et la précision des observations qui fait fleurir cette nouvelle branche d'art qui, sous forme de vagues, arrive, à travers le romantisme, jusqu'à l'impressionnisme. A cette époque, les artistes sont tellement occupés de la copie la plus fidèle possible des phénomènes que LE PROBLEME DE LA COMPOSITION RESTE EN DEHORS DE LEUR POUVOIR.
POINTILLISME.
Chez les pointillistes, le tableau s'évapore dans un tourbillon de couleur et de lumière. Cela se produit au moment où, dans les sciences, l'observation tombe dans le domaine de l'INFINIMENT PETIT.
Certainement, cette époque ne fut pas stérile non plus. A travers d'innombrables expériences, se crée la légion des ACCORDS DE COULEURS nouveaux et somptueux.
CEZANNE.
Cézanne est le héros de la réaction bienfaisante. Il utilise la riche connaissance de la couleur des impressionnistes, mais il réagit avec énergie contre leur méthode dissolvante. Il tâche de construire ses
tableaux. Et non pas sur les bases RELATIVES DE LA PERFECTIVE, mais sur la base ABSOLUE DES PROPORTIONS. En même temps il revient a L'ECHELLE HUMAINE.
FAUVE.
Il est vrai que peu après, la tendance entraîne la conception artistique dans le domaine du TROP GRAND PLAN, c'est alors que le mouvement « fauve » prend naissance.
CUBISME.
La recherche cézanienne de la construction et de l'essentiel est poussée plus loin par les cubistes. Ils subordonnent à la composition la fidélité à la nature. Ils combinent, dans leurs tableaux, les images des phénomènes VUS SOUS LEURS DIFFERENTS ASPECTS. De là le caractère DECOUPÉ, SYNCOPÉ de leurs tableaux. C'est pour cela que l'on compare souvent leurs toiles à un champ de bataille.
OEUVRES CONCRETES DE L'ART ABSTRAIT.
L'art abstrait est une réaction logique à cette tendance. Il essaye d'éliminer les motifs naturels, syncopés qui sont gênants ou tout au moins de les amener sur un plan plus élevé et plus général. Il voudrait remplacer l'imitation abandonnée de la nature par L'UNITE PLUS GRANDE DE LA CONSTRUCTION favorisée par l'absence des liens. Nouvelle éclosion de LA THEORIE DES PROPORTIONS tombée dans l'oubli. LE TABLEAU ET LA STATUE DOIVENT ACQUERIR LEUR DROIT A L'EXISTENCE UNIQUEMENT PAR LES VALEURS HARMONIQUES REALISÉES EN EUX. L'artiste recommence à prendre les mesures en lui-même. Il les puise dans le souvenir de cette harmonie intérieure, agissante, créatrice dont nous avons parlé. Il faut que le tableau, la statue gardent leur valeur, non seulement en face de LA NATURE EXTERIEURE, mais aussi en face DU TOURBILLON INTERIEUR, DIVIN. Depuis l'époque gothique, jamais l'artiste n'a fait un tel effort vers la parfaite unité, effort religieux vers la « symétrie ». (Le mot étant pris dans son sens originel : ENSEMBLE PROPORTIONNEL DES MESURES).
A. B. C.
Ce que cet art dit abstrait voudrait réaliser, c'est la formation d'un A. B. C. de CE NOUVEAU LANGAGE FORMEL appelé à exprimer l'idée de la prochaine unité humaine. Et s'il nous reste assez de temps et d'énergie, nous voudrions faire les premiers ESSAIS D'APPLICATION de cet A. B. C. Dans nos recherches, il n'y a pas de dédain pour la nature, car nous sommes des êtres vivants qui plongeons de tout motre être dans la nature. Au contraire, ce qui guide nos recherches c'est un plus grand amour : UN PLUS GRAND AMOUR DE L'ESSENCE DE LA NATURE, DE SES LOIS SECRETES ET DE SES MÉTHODES CACHÉES. Peut-être notre effort commun réussira-t-il à atteindre une nouvelle et suprême explication du monde, surtout si nous conservons en nous une parcelle de cette pure flamme de L'ELAN CREATEUR QUI ANIME L'ENFANT.