Ces portes de corne et d'ivoire Barbara Navi
Du 3 février au 28 avril 2024, le Suquet des Artistes de Cannes présente Ces portes de corne et d’ivoire, une exposition consacrée à l’artiste Barbara Navi. La photographie, le collage, la maquette, la vidéo participent à l’élaboration des matériaux iconographiques dont la peintre fait usage pour réaliser ses œuvres. Ses tableaux convoquent les strates de la mémoire et de l’archaïque immémorial à travers des scènes s’apparentant à des anamnèses, des souvenirs-songe. Des linéaments improbables de paysages s’y télescopent dans un univers disloqué où les archives familiales entrent en collision avec des documents historiques et des fragments iconographiques issus de l’histoire de l’art. Ancienne élève de l’École Boulle et diplômée de philosophie, Barbara Navi vit et travaille à Paris.
Contempler une peinture de Barbara Navi c’est plonger dans les confins de royaumes inconnus. Situées entre réalité et fantastique, ses toiles semblent être suspendues dans un entre-deux que le visiteur peine à définir. L’esprit cartésien qui s’y confronte réussit à se raccrocher à des éléments tangibles. Ici, un visage, là, un sommet enneigé, ici encore, des détails iconographiques qui renvoient à une mémoire collective : une tour de Babel, une ronde de danseurs, une descente de croix,... Cependant, ces éléments, aussi familiers soient-ils, sont plongés dans un espace indéfini où les règles qui régissent le monde connu ne paraissent pas s’appliquer. En premier lieu, dans ces contrées, semblables au pays de Lilliput, des personnages d’échelles différentes cohabitent dans un même paysage.
En second lieu, les espaces – temps s’entremêlent sur la surface de la toile. Barbara Navi se libère, en effet, des codification temporelles. Il en est ainsi de ses paysages qui semblent tout à la fois contemporains et s’extraire de tableaux du XVIe siècle. En cela, ses peintures rappellent ces instants délicats et éphémères où nous émergeons du sommeil. Ces quelques secondes où l’esprit n’est plus tout à fait endormi mais pas encore complètement éveillé, lorsque l’environnement qui nous entoure semble se recomposer progressivement devant nos yeux. Juste le temps que la réalité prenne de nouveau forme et que nous retrouvions nos repères rassurants. C’est ce monde flottant, entre rêve et réalité, entre sommeil et éveil, entre imagination et lucidité, que façonne Barbara Navi. Elle bâtit des univers en construction où paysages et corps se confondent. La palette qu’elle utilise renforce cette impression d’irréalité.
Ces portes de corne et d’ivoire, le titre de l’exposition souligne l’importance de ce processus de décryptage. Objets homériques, ces portes encadrent le sommeil chez le poète antique. Elles teintent les songes d’ombres de réalité ou de mensonge. Si le rêve passe par la corne d’ivoire il ne sera que mystification, mais, si son chemin traverse la porte de corne, il se transforme en un message primordial pour le dormeur. Celui-ci se doit, alors, de le décrypter car le rêve prend, ici, une fonction prophétique. Il devient le porteur d’une missive sibylline dont l’interprétation se fait nécessité.
Le lieu d’exposition, ancienne morgue municipale, participe à donner un aspect mélancolique aux toiles de Barbara Navi. En effet, le sommeil, considéré comme un lien entre l’occulte et la réalité, est aussi un territoire de rencontre entre vivants et morts. Loin d’être un lieu de repos, le rêve est une seconde vie1, qui permet au dormeur de rejoindre ses proches défunts. L’endormissement conserve tout un pan secret. Celui qui s’abandonne au bras de Morphée accepte de s’engager sur un chemin ténébreux dont les voies demeurent hermétiques. Plusieurs toiles tentent de percer le mystère impénétrable du sommeil. Les personnages, en gros plans, sont plongés dans l’endormissement. Ils paraissent d’une vulnérabilité extrême et, dans les profondeurs du Suquet, un doute nous saisit. Sont-ils seulement endormis ou ont-ils franchi le Styx ? Et qu’en est-il de ces mondes merveilleux qui se déploient autour de leurs corps inertes, seraient-ils le reflet de ce qui se passe dans leur esprit ?
Hanna Baudet