Cosmopool Julie Navarro
Exposition Cosmopool
Par Mariane de Douhet, 2023
On hésite, devant les tableaux cinétiques de Julie Navarro. Est-on au bord d’une eau et de ses remous, au ras de ses ondes frémissantes, dans la fluidité d’une nature qui s’écoule ? Face aux débris superbes d’une planète inconnue ? Ou bien, à mille lieux de ces visions d’entrailles liquides et de la quiétude qui s’en dégage, assiste-t-on aux déraillements nerveux d’écrans glitchés, à la folie de leurs pixels broyés ? On cherche, dans ses Vibrations d’eau, ce qu’on voit : d’abord, une sensation aqueuse, composée d’une infinité de gouttes et de vaguelettes, rendue sensibles, n’en déplaise à Leibniz, par l’artiste. Ces toiles qui s’animent, dont les moirures dialoguent avec la lumière, ce sont bien des portions de cosmos. Et le doute s’insinue, l’équivoque nait ; en y regardant mieux, les chatoiements deviennent géométriques, les reflets d’eau s’étirent et se grillagent, les concrétions de matières rappellent des amas de pixels défragmentés ; parmi les teintes, certaines semblent avoir été mêlées à des acides délicatement psyché; on bascule d’une hypnose à l’autre, dans une abstraction non plus organique mais numérique, quelque part entre des Nymphéas post-digitaux et un Tetris iridescent. Demeure, dans le travail de l’artiste, l’énigme de la perception, par laquelle ses Vibrations d’eau en rejoignent d’autres - des vibrations informatiques - ou ce qui miroite dévoile aussi ce qui se décompose ; la nature du chatoiement change, il unit les premières quand il défait les autres.
La grille -entendre, la moustiquaire- est l’élément matériel au cœur du travail de Julie Navarro. L’artiste en superpose des couches, en aligne ou décale les trous, peint leur surface, dont elle dégage des profondeurs nouvelles, précipitant leur métamorphose. Parce qu’elles constituent une trame, un maillage de lignes qui se croisent, se rencontrent, forment des alvéoles, les moustiquaires ont, pour la plasticienne, une dimension matricielle : tissus de cellules, elles portent en elles une fécondité possible, celle que charrie aussi, à travers leur densité humide et vivante, les tourbières -paysage que Julie Navarro a intensément exploré dans son travail, entre Paris et la Creuse, dont ses œuvres s’imprègnent. Le geste technique, avec humour et humilité, pince à linge, châssis artisanal et herbe creusoise pour support, se métabolise en opération poétique. On regarde à nouveau ces moustiquaires, leurs multiples réincarnations, de leur enfance comme ustensile des hommes à leur existence transformée en fragment de nature et/ou, broderie digitale.
Les œuvres Vibrations d’eau sont travaillées au corps ; l’artiste creuse la matière pour, in fine, lui conférer une grâce d’objet flottant. Au contraire, la série Echo (Vibrations lumineuses), instantanés du presque invisible, semble être née d’un geste qui a eu lieu seul, sans artiste ni pinceaux, par la simple intervention de la lumière et du désir qu’a eu celle-ci de s’étendre à la surface d’une toile diaphane. L’art de Julie Navarro est spectral en un double sens, en ce qu’il disperse les pigments, en capture, avec une grâce d’oiseau, le rayonnement mobile, ouvert à la disparition ; parce qu’il est à l'affût des présences fantômes, des ombres et des empreintes. Ses œuvres nous enjoignent à accentuer le pouvoir de l’œil -et non à renforcer le visible. Le motif de l’onde y est partout : dans l’eau, dans la lumière, dans la musique et la danse des balls que l’artiste organise. L’onde, propagation d’une perturbation produisant sur son passage une variation réversible des propriétés physiques locales du milieu ; nul doute que l’artiste impulse une vitalité qui se propage, lorsqu’elle réunit, à l'occasion de performances dans les tourbières ou dans ses balls parisiens, des individus inconnus les uns des autres, non familiers du milieu de l’art, et les invite à ‘produire du corps commun’.
Son travail sur le marbre repousse un peu plus loin l’expérimentation sur la puissance de pénétration des ondes : en résidence à la marbrerie Bonnichon et au CRAFT -Porcelaine de Limoges, l’artiste a découpé au laser des pièces de marbre, y a sculpté des formes, lui a injecté de la couleur à l’engobe. Autant de manières de conjurer la pesanteur du matériau, de fendre l’insécable, de transmuer une fonctionnalité prosaïque (marbre au départ destiné aux salles de bains) en rêverie.
Née en 1986, Mariane de Douhet a étudié simultanément le chinois (Licence) à l’Inalco, la philosophie à Paris IV (Master II, Capes), discipline qu’elle enseigne actuellement au Lycée (Bondy, Addis-Abeba) ainsi qu’en maison d’arrêt (Fleury-Mérogis, Villepinte). Elle est, par ailleurs, collaboratrice pour les medias AOC, Artpress, Trois couleurs, Usbek&Rica, Technikart, Slate, I/O Gazette, et développe une activité artistique autour du roman graphique.