La poussière des cimes Lionel Sabatté
À l’occasion de sa prochaine exposition à la galerie Ceysson & Bénétière, Lionel Sabatté révèlera une nouvelle série d’œuvres réalisées d’après un principe de « poussiérographie ». Découvert récemment, élaboré d’abord sur papier puis sur toile, ce dispositif utilise la sérigraphie comme capteur de poussière. Il s’agit pour l’artiste de sérigraphier sur une surface blanche des photographies d’arbres en utilisant une encre transparente. Invisible, l’image fantôme capturée sur le support n’est révélée que lorsque l’artiste y dépose de la poussière. Le principe est simple mais l’action doit être rapide puisqu’il est impératif d’intervenir avant que l’encre ne sèche. Avec sa texture particulière et ses nuances de gris, la poussière est faite prisonnière par l’encre. Et voilà que se fixe sur la surface de la toile de surprenantes images.
Dans la continuité des quelques « poussiérographies » précédemment réalisées au château de Chambord, d’après des photographies de la forêt environnante, cette nouvelle série s’inscrit avec une grande cohérence dans le cheminement de Lionel Sabatté et nous révèle toute la singularité de ce dispositif dont l’artiste a su exploiter le fort potentiel. Comme il le fait depuis plusieurs années avec ses petits portraits, Lionel Sabatté explore aujourd’hui une autre manière de dessiner avec la poussière, tout en assumant ici une dimension photographique nouvelle. Un cheminement qui fut progressif pour l’artiste, celui-ci considérant d’abord la photo comme dessin, une façon de capter des lignes, avant de l’assumer comme médium à part entière et d’accepter aussi le rendu photographique par endroit. Toujours en lisière, entre reproduction et invention du réel, l’artiste évite toutefois le piège de l’imagerie et du décoratif. Naissant de l’invisible, c’est entre apparition et disparition que les images fantômes se donnent au regard.
Lionel Sabatté appréhende l’histoire de la photographie dans ce qu’elle a d’ambivalent, entre science et alchimie. Sans doute s’inscrit il en cela dans la continuité des pionniers inventeurs de la photographie, tel Nicéphore Niepce et ses diverses recherches sur les moyens de fixer une image sur un support. De la photogravure à l’héliographie, Nicéphore Niepce a longuement expérimenté l’effet de la lumière du soleil au contact de supports enduits par divers ingrédients chimiques. Pour Lionel Sabatté, la photographie est à la fois l’apprentissage d’une technique, d’un savoir-faire, qui permet de capturer un instant de réel, un moment qui a été. Mais c’est aussi un mystère alchimique, un procédé un peu magique qui relève d’un lent processus de révélation.
Dès la prise, Lionel Sabatté aime jouer avec les accidents. Il les provoque, lorsqu’il photographie son motif, en jouant d’un contre-jour ou d’une surexposition, de manière à ce que la lumière vienne brûler une partie de l’image. Souvent ces accidents sont dus au report sérigraphique fait à l’aveugle. Ils brouillent le motif par endroits, en laissant des zones blanches ou en faisant surgir des éléments imaginaires qui n’existent pas dans la photo originelle, ici un lac, là un arbre fantôme. Cela donne au rendu un aspect spectral, comme s’il s’agissait d’une vieille image surgie des premières heures de la photographie. Il y a, dans le rapport de Lionel Sabatté à la photographie, quelque chose qui a profondément affaire avec le temps. Un désir de garder l’empreinte d’un instant éphémère, de matérialiser une mémoire dans le corps de l’œuvre. Ce qui n’est pas étranger à l’usage de la photographie par Roman Opalka ou Christian Boltanski. Chez Lionel Sabatté il y a un même attachement à la mémoire. Faire avec la trace, le résidu, le fragile, le précaire, le rebus. Donner corps à ce qui passe, en un instant d’éternité.
Épaisse dans sa dimension temporelle, l’image photographique chez Lionel Sabatté l’est aussi dans sa corporéité. Chez l’artiste, image et matière dialoguent sur un même niveau : c’est d’abord et surtout la texture du corps de l’image que l’on ressent, quelque chose de très physique qui dépasse le simple effet de surface. C’est un amas de matière, terreux, granuleux, minéral, dans lequel l’image n’affleure que par endroit. On pense ici bien sûr à la matérialité déjà présente dans la dernière série de peintures qui fut présentées au château de Chambord, où l’artiste mêlait pour la première fois peinture et poussière. De cette série picturale aux poussiérographies, il demeure une même filiation, un même ancrage dans une tradition expressionniste qui a su révéler l’épaisseur du corps de l’image contre l’illusion de surface, la matière contre le sujet : de Dubuffet à Bacon, de Rebeyrolle à Leroy, de Velickovic à Kiefer.
De manière inédite, Lionel Sabatté utilise dans ces dernières séries toute une partie de la poussière qu’il n’utilisait pas jusqu’alors : il s’agit ici de la part la plus poudreuse et la plus lourde de la poussière récoltée à l’intérieur du château de Chambord, celle qui s’est déposée dans le fond des sacs d’aspirateurs : il s’y mélange moutons de poussière et résidus de terre tombés des semelles des visiteurs qui se sont aussi baladés dans la forêt à l’entour. Cette poussière est porteuse de traces de vies, celles du château, des gens, de la nature. À cette récolte, Lionel Sabatté mélange la poussière récupérée dans son atelier parisien. Il y a là un jeu avec la récupération de traces de ses propres œuvres, ciselure des bronzes ou morceaux de peintures. Une manière aussi de jouer avec les couleurs, d’aviver ou d’éteindre les moutons de poussière originels.
Cette matière poussière fascine Lionel Sabatté de manière tant symbolique que formelle. Elle est celle par qui le motif s’accidente, s’efface, donnant corps à une image fantôme qui n’est plus vraiment la forêt photographiée mais devient une forêt imaginaire. Ayant étymologiquement une origine commune, pollen et poussière relève d’un même mot à l’époque de la renaissance. Entre les doigts de Lionel Sabatté, la poussière devient pollen et repollinise une forêt oubliée. La poussière pollen incarne ainsi tout autant la vie que la mort et l’oubli. Elle est matière désirante. Venue du sol et s’élevant vers le ciel. Elle est celle qui révèle, celle qui joue avec la lumière. Une poussière soleil, devenue photon. Une poussière des cimes. Immortelle.
Amélie Adamo