Le modèle, le mime et le dupe Jean de Sagaza
Un jour, il y a longtemps, dans l’Hérault, alors que je jouais seule près d’une rivière, j’ai le souvenir d’avoir soudain ressenti une peur bleue en apercevant parmi les herbes sèches une drôle de bête que j’avais failli écraser entre mes doigts. Son corps ressemblait parfaitement à un brin d’herbe, mais c’est son regard qui m’avait arrêté : d’un mouvement étonnamment vif, sa tête triangulaire s’était tournée vers moi et m’avait très nettement fixée du regard. L’impression que j’en garde, au-delà de la première frayeur, est une sorte de malaise. Sans doute, l’idée qu’il y avait là comme une tromperie malveillante, qui m’était même peut-être directement adressée. J’avais été, pour la première fois, victime d’une stratégie de mimétisme.
C’est cette même stratégie qui a donné à la mante orchidée l’apparence d’une fleur délicate, et dont la découverte fut à l’origine, pour Jean de Sagazan, d’une fascination durable. Ce petit insecte des forêts tropicales d’Asie du Sud-Est, apparenté aux mantes religieuses qui hantent les bords de chemins en France, imite à la perfection la fleur d’orchidée – sa carapace allant jusqu’à adopter la même texture translucide, d’un blanc tirant sur le rose. Elle parvient de ce fait à tromper les insectes volants qui la prennent pour une source de nectar et qu’elle capture d’un coup de patte griffue. Un monstre parmi les fleurs : ce n’est pas peu de le dire, les mantes pouvant pour les plus grandes d’entre elles attaquer de petits vertébrés (lézards, oiseaux) voire blesser un doigt humain, et sont connues pour leur appétit vorace qui s’étend jusqu’aux individus de sa propre espèce, au nombre desquels on compte bien sûr le mâle dont la tête est (parfois) dévorée par la femelle pendant l’accouplement.
La série d’œuvres présentée aux Bains Douches résulte de la rencontre de Jean de Sagazan avec ce nouveau motif pictural, où une forme colorée en dévore une autre. Dans l’espace d’exposition dominent les grands formats travaillés en lavis de peinture acrylique, qui abordent le motif imbriqué fleurs-insecte de manière quasi abstraite. Colorés, mouvementés et jouant avec la transparence des supports, ces grands formats évoquent les panneaux décoratifs de l’Art Nouveau même si un examen attentif permettra de distinguer la silhouette de la mante à l’affût, dans l’attente du festin à venir. Plus discrets et plus sombres, les petits formats travaillent le motif de la dévoration de manière plus figurative. On y voit nettement apparaître la tête de la mante dont les mandibules s’affairent à mettre en pièce des ailes de papillon. Tout comme les corps de danseurs traversés de lumière qui peuplaient les séries précédentes de Jean de Sagazan, la mante, le papillon et son environnement forment un ensemble de motifs imbriqués et fusionnels. Ils sont inscrits dans une relation triangulaire entre les fleurs (le modèle), la mante (le mime) et l’aile de papillon (le dupe), relation triangulaire d’amour et de mort.
De cette menace latente, Jean de Sagazan fait un motif hallucinatoire : d’une peinture à l’autre, les couleurs changeantes, parfois saturées, parfois plongées dans une épaisse couche d’obscurité (l’artiste trempe certaines de ses toiles dans des bains de teinture) renvoient le spectateur à l’image d’un monde inquiet et instable. Têtes allongées des mantes, pattes recourbées en forme de faux, ailes de papillon au sourire psychédélique viennent souligner la dimension factice de ces images peintes. Loin du style précis et descriptif du dessin botanique, les œuvres de Jean de Sagazan plongent le spectateur dans l’artifice de la peinture : sa capacité à inventer un monde de toutes pièces, ce qu’accentue la sensation de répétition. Ce n’est pas sans lien avec le fait que Jean de Sagazan reste au plus proche de la toile qui forme le support des peintures. Le tissu fait partie de son vocabulaire artistique et certaines de ses œuvres, aussi malchanceuses que ses papillons, ont déjà été mises en pièces pour finir transformées en chemise ou en trench-coat.
Lors d’une exposition précédente, l’artiste livrait dans un court texte le récit d’une vision hallucinatoire : un coucher de soleils multiples sur une plage aux couleurs psychédéliques et incandescentes, où des personnages déformés par l’angoisse se livraient à une explosion de violence. Au-delà d’une ode au Vivant et à ses capacités à surpasser l’humain dans ses créations formelles, il me semble que les tableaux de l’exposition Le Modèle, le Mime et le Dupe témoignent de la recherche d’une expérience visuelle intense, où lumières, ombres et couleurs trahissent une forme de lutte avec le monde, sans doute pour ne pas se laisser engloutir par ses mirages.
Camille Azaïs