« Medley » Tania Mouraud
La galerie Ceysson & Bénétière présente Medley, une exposition personnelle de l'artiste Tania Mouraud à Saint-Étienne du 15 mars au 27 avril 2024.
Medley présente l’oeuvre plurielle, puissante et engagée de Tania Mouraud. Des pièces historiques y dialoguent avec des recherches récentes, depuis les Black Power des années 1980 jusqu’aux Shmues que l’artiste explore depuis 2019. Certaines pièces, telles que Trap (1990), de la série des Black Continent, y sont présentées pour la première fois en France.
Les langues déliées et acérées créées par l’artiste, sous la forme d’impressions, de gaufrages, de bas-reliefs et d’une peinture murale, côtoient des paysages sombres, saturés ou immaculés. Besod, la performance que l’artiste active, mêle phrases, images, chants d’oiseaux, cris d’animaux, bruits d’armes à feu et cris scandés en manifestation. Elle vient tracer un fil rouge qui relie les œuvres, comme une interrogation constante : quelles relations choisissons-nous d’avoir avec ce qui nous entoure ?
Photographies et vidéo nous mènent en des lieux étranges, tout à la fois désertés par l’humanité et marqués par elle. À moins qu’elle ne s’y soit perdue. Les marais troublants de Film Noir (2011-2021) mènent aux forêts de Désastres (2014), qui s’étendent en négatif pour mieux donner à voir les vides obscurs laissés par les arbres abattus près de Saint-Étienne. À Mitzpe Ramon, à 200 km au sud de Jérusalem, Tania Mouraud filme le désert rouge de Primetime (2005). Au loin, elle entend les exercices de l’aviation militaire israélienne. Lentement, la caméra caresse un panorama que l’on pourrait croire filmé sur Mars, qu’un son accompagne, étrange voire inquiétant. Son cliquetis mécanique évoque celui des machines de combat, à moins qu’il ne s’agisse d’un contact extraterrestre. Ailleurs, vestiges d’un conflit qui fête ses 80 ans, les blocs de béton de Backstage (2013) s’alignent sur la ligne d’horizon tels des silences sur la portée d’une partition. Construits pour la bataille de Normandie en 1944, ils évoluent au large comme les éléments d’un ancien décor, rappelant eux aussi à notre souvenir combien la violence et l’horreur de la guerre peuvent être proches de nous. Si nous ne voulons pas de celui des blockhaus, quel horizon choisissons-nous de composer ?
Immenses, vindicatives, révoltées, les écritures de Tania Mouraud se déploient dans l’espace. Elles nous invitent à questionner notre perception du monde et à écrire celui de demain. En évidant les lettres de Ça et là (1990, série Black Power), l’artiste nous donne à voir non pas les mots mais le mur blanc, faisant disparaître les signes pour montrer l’espace qui les sépare.
Les Frises (à partir de 1992) matérialisent également en négatif, noir sur blanc, la partie habituellement invisible des lettres (l’«œil», en typographie), ce qui force un renversement de notre perception. Trente ans plus tard, les phrases que l’artiste déploie en yiddish donnent également à voir ce qui est invisibilisé ou détruit (Shmues, depuis 2019). D’abord, par la matérialisation de cette langue sans territoire ni frontière presque détruite lors de l’Holocauste. Par les mots déployés ensuite.
Dans la trame des Canvas (2023), l’artiste trace les noms de femmes de la Bible et de déesses de la mythologie grecque. Là où l’histoire de l’art occidentale les représente largement comme des objets dénudés, Tania Mouraud affirme leur statut de sujets en les nommant. Par un traitement vibrant de l’écriture, elle leur rend un corps nouveau, un corps de texte puissant, loin de celui formé par l’œil patriarcal. Illisibles, elles échappent à toute appropriation par la vue et l’esprit. Les écritures nous échappent, jusqu’à fuir l’espace d’exposition : I k h b i n n i s h t g e b o y r n z i k h untertsugeben (« je ne suis pas née pour me soumettre », 2024) se déploie dans la ville, libéré des quatre murs de l’espace d’exposition.
L’artiste souhaite par son œuvre «construire un monde où [elle pourra] mourir en paix». C’est donc dans un tel espace qu’elle nous invite en créant une pièce blanche où le simple white cube se mue en un lieu de repos isolé du rythme effréné du quotidien. Là, Initiation space n°5 (1969) semble nous inviter à contempler les lieux. De la masse bétonnée est né un galet comme poli par les vagues, pareil à un zafu, ce coussin traditionnel de méditation zen. À son image peut-être, notre perception du monde peut-elle s’affiner, exercée déjà par les multiples écritures qui peuplent l’exposition. Toutes, en nous échappant, nous invitent à fournir un effort de lecture ou à nous abandonner dans le signe. Dans cette pièce blanche, sculptés à même le papier, les Gaufrages (2023) traduisent des expressions de tous les jours qui trouvent rarement leurs lettres de noblesse dans les lieux d’art contemporain. Là, le contraste de noir et de blanc disparaît : de la surface même émergent les signes. Leur délicatesse répond à celle des séries Nostalgia et Emergences (2019), où la végétation vient tracer le signe de son existence dans le paysage enneigé de Nijni Novgorod, en Russie.
Ainsi, comme dans une composition musicale, les thèmes qui traversent Medley se suivent et se répondent. Une harmonie s’élève dans l’espace, où les pièces récentes résonnent avec les oeuvres historiques et leur font écho. Un refrain se fait entendre à qui l’écoute, qui nous rappelle inlassablement les luttes de l’artiste pour des relations pacifiées de l’humanité avec (et dans) le monde.
Cécile Renoult