Sirah Foighel Brutmann & Eitan Efrat | Là Sirah Foighel Brutmann & Eitan Efrat
Pour leur première exposition muséale, Sirah Foighel Brutmann & Eitan Efrat ont créé leur projet Là, une œuvre critique aux multiples facettes qui réconcilie, d'une part, la mort de la réalisatrice belge Chantal Akerman et, d'autre part, l'impossibilité de communiquer avec elle après son décès.
Les artistes et cinéastes Sirah Foighel Brutmann (°1983) et Eitan Efrat (°1983), installés à Bruxelles, ont créé leur nouveau projet Là pour leur première exposition dans un musée. Le titre fait affectueusement référence à Là-bas, le film de 2006 de la réalisatrice belge Chantal Akerman (1950 - 2015). Phonétiquement, le mot français Là veut dire des choses différentes en arabe et en hébreu. En arabe, لا signifie non (la négation des récits hégémoniques sur la terre). En hébreu, לה veut dire pour elle (un hommage ou une sorte d’offrande à Chantal Akerman). Là représente simultanément un prolongement du dialogue imaginaire de Brutmann et Efrat avec Chantal Akerman et un voyage audiovisuel entre la Belgique et le désert du Negev/Naqab en Israël/Palestine, tout en étudiant la notion d’appartenance à un lieu à travers des éléments naturels et la responsabilité historique.
L'une des pierres angulaires de l’exposition est le dernier film d’Akerman, No Home Movie (2015). À de nombreux égards, ce film marque le point culminant de la relation triangulaire intense entre Akerman, sa mère et Bruxelles. Là puise ses racines et son inspiration dans le plan d’ouverture de No Home Movie, qui montre un arbre luttant contre le vent violent du désert, avec en toile de fond des collines spectaculaires qui s’étendent jusqu’à l’horizon. Ce plan – tout comme quatre autres qui figurent également dans No Home Movie – est censé représenter un désert générique, c’est-à-dire n’importe quel désert. Le paysage élastique sert de contrechamp crucial et décisif à l’atmosphère confinée de l’appartement bruxellois de la mère d’Akerman, qui domine le reste du film. Lorsque Sirah Foighel Brutmann et Eitan Efrat ont regardé le film, ils ont été touchés par l’aspect familier de ce désert particulier qu’Akerman filme de manière à donner aux spectateurs suffisamment de temps pour observer et s’immerger dans le paysage. Mais, contrairement aux autres spectateurs, Brutmann et Efrat ont réussi à localiser cette image prétendument « générique » dans un endroit précis en Israël/Palestine, information qui n’est pas donnée dans le générique du film d’Akerman. Le deuxième plan de désert dans No Home Movie est un travelling filmé depuis la fenêtre d’une voiture. Ce plan nous révèle que l’emplacement précis du tournage est la route entre la ville israélienne d’Arad et le site archéologique de Masada. Le deuxième lieu dans le plan filmé d’Akerman est une route non marquée qui s’écarte de la route principale pour s’étendre au-delà des collines désertiques. Cette route particulière conduit au village bédouin non reconnu d’Al-Buqayʿah, semblable aux nombreux autres villages qu’Israël a tenté – souvent avec succès – d’éradiquer depuis sa création en 1948.
Avec Là, Brutmann et Efrat observent de près l’environnement désertique qui borde la route où Chantal Akerman a filmé No Home Movie en 2015. Là étudie la manière dont le paysage est façonné par les pratiques coloniales appliquées à la terre, notamment celle de priver les villages bédouins d’eau et d’électricité, tout en créant des oasis artificielles pour les pèlerins et les touristes. Dans le même environnement, des arbres importés des quatre coins de l’Empire britannique par les Britanniques et les sionistes (comme par exemple l’eucalyptus importé d’Australie et de Tanzanie) sont irrigués au départ de sources d’eau éloignées. L’exposition prend le temps de se concentrer sur la résistance des plantes au vent du désert, à la sécheresse, aux inondations à répétition et à la chaleur, donnant ainsi un contexte particulier au plan d’ouverture de No Home Movie d’Akerman.
Là est véritablement une œuvre critique aux multiples facettes, qui marque une réconciliation avec la mort de Chantal, d’une part, et, d’autre part, avec l’impossibilité de communiquer avec elle après sa mort. S’appuyant sur les travaux d’Emmanuel Levinas, Jacques Derrida et Akerman (en ce compris ses écrits), l’exposition s'engage dans un dialogue imaginaire avec Akerman, de manière à faire son deuil. Les artistes lamantent le monde qu'Akerman a laissé derrière elle : Là est une réévaluation de la responsabilité juive européenne vis-à-vis d’Israël et de la Nakba palestinienne en cours dans une perspective post-sioniste, en accord avec la riche histoire des mouvements antifascistes juifs belges des deux communautés. Présentant essentiellement de nouvelles œuvres d’art, Là crée un environnement audiovisuel expérimental où les procédés et les mécanismes de production et de présentation d’images cinématographiques et du son se développent spatialement pour évoquer une perception stratifiée du lieu.