courtesy Michèle Schoonjans Gallery
Deep Down Inside Nicolas Delprat
Michele Schoonjans Gallery
Rivoli Building
690 / 25 Chaussée de Waterloo
1180 Bruxelles
Belgique
Deep Down Inside
ou les profondeurs paradoxales de la peinture de Nicolas Delprat
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L’œuvre récente de Nicolas Delprat s’origine dans un double événement fondateur dans lesquels l’art, l’œuvre et l’expérience du voir sont en jeu : le premier concerne une visite d’exposition de sculptures en tubes fluorescents de l’artiste new-yorkais Dan Flavin, le second celle d’environnements lumineux du californien James Turrell. Si ces artistes américains engagent un rapport spatial, physique et sensoriel avec la lumière, l’un relève de la ligne, quand l’autre renvoie au plan. Autrement dit : un espace soit en deux, soit en trois dimensions d’où la lumière émane et se diffuse autour de son lieu d’énonciation – Flavin –, ou déborde au-dedans et hors de celui-ci – Turrell. Quoiqu’il en soit, ils sont pour l’artiste une matrice duelle d’où chaque peinture découle et à laquelle chaque titre réfère.
Ce protocole posé, Nicolas Delprat ne cesse d’interroger la peinture, l’espace du tableau, la nature de ses sujets, les conditions d’apparition des formes, des signes, des lumières et des couleurs. Cette nouvelle exposition de Nicolas Delprat à la galerie Michèle Schoonjans de Bruxelles en témoigne. Intitulée « Deep Down Inside », celle-ci rassemble huit peintures inédites des trois dernières séries développées par l’artiste et particulièrement iconiques de ses recherches picturales actuelles. Car, au delà du plan et de la surface du tableau, tout n’y est paradoxalement qu’une question de profondeur et d’intériorité, même si cela n’est pas l’impression première qui nous saisit. En effet, l’absence de point de fuite et de perspective au sens traditionnel des termes, nous met face à un type de représentation inédit : le tableau ne revoie qu’à la peinture, à sa matérialité comme à ses matériaux eux-mêmes, à son objectivité comme à ses objectifs préalables.
Sur quoi donne la peinture ? Quel espace ouvre-t-elle ? De quelle façon s’adresse-t-elle au spectateur ? Sur quel seuil se pose le regard qui lui fait face ? Comment accueille-t-elle celui-ci ?... Face à cette série d’interrogations séminales, Nicolas Delprat rend visible et sensible le mode d’élaboration, de production et de fabrication de toute œuvre. Pour premier exemple, la série « James, put back évolution ». Dans le « n°1 » de cette série, l’artiste a, comme à son habitude, fait monter au pistolet à peinture la lumière à partir d’un fond noir. Mais, là, en l’intensifiant progressivement sur le côté droit, et selon un dégradé inversé de gris du sombre au moyen sur le côté gauche ; leur ligne de partage n’étant qu’une vibration matérielle et visuelle. Ensuite, à l’aide d’un cache protégeant l’espace central du tableau, une bande de peinture noire est venue systématiquement border l’ensemble – le « put back » du titre ?... Si ce n’est que ce cadre dans le cadre voit sa géométrie parfaite être perturbée par l’empreinte anachronique des quatre scotchs qui ont maintenu un temps donné le pochoir et qui n’ont pas été retouchés ensuite. Le regard dès lors est détourné – ou contrarié – de toute tentation illusionniste ou possibilité imaginative. Et si d’aventure il souhaiterait tout de même s’enfuir dans la composition, il riperait irrémédiablement sur ces quatre points d’aspérité sinon de résistance. De plus, une projection de peinture noire gestuelle et presque organique vient encore remettre en question l’unicité quasi parfaite de l’ensemble précédent. Là encore, la peinture se désigne pragmatiquement en tant que peinture, sans rien cacher de sa nature, y compris de ses urgences, ses accidents ou ses dégoulinures. La succession de ces différents plans/actions nous informe donc sur l’ensemble du processus pictural, et celui-ci devient en conséquence le sujet et le motif véritable du tableau. Ce qui est là est là. Pour les peintures des séries « James évolution » et « Dan évolution » exposées ici, ce processus se simplifie et se subtilise encore. Pour le « n°7 », la projection de peinture noire, passée à la brosse avec énergie, barre horizontalement le tableau et vient oblitérer la ligne verticale de lumière en partant de la droite vers la gauche. Pour le « n°6 », une des projections de peinture noire est sous-jacente à la ligne de lumière et l’autre sus-jacente, révélant dès lors au moins quatre temps progressifs d’élaboration du tableau qui tout à la fois s’accordent et se désaccordent, s’unifient et se contrastent, fusionnent et se démarquent. Et plus les strates d’élaboration du tableau se démultiplient, plus nous nous glissons paradoxalement dans ses profondeurs spatiales « deep down inside ».
Le tableau est ainsi pour Nicolas Delprat un véritable théâtre des opérations au cœur duquel chaque événement pictural perturbe autant qu’éclaire le précédent et le suivant. Chaque montage, chaque séquençage, chaque glissement, chaque superposition, chaque rencontre, chaque friction ou chaque brèche y brouille et y intensifie simultanément la perception. Pour autant, il ne s’agit ni d’une zone conceptuelle ou abstraite, ni d’un lieu de pure contemplation, ni même d’un territoire poétique ou narratif. Il n’y a là ni image, ni récit, ni fiction, car tout y est de la même tangibilité que la peinture elle-même et l’ensemble de ses matériaux, de ses outils et/ou de ses possibilités. Pour exemple, dans la série « Minimal light », un motif de toile perforée et des dégradés de couleur verte dominent. Le premier nous rappelle directement l’urbanité, les chantiers de construction ou les barrières de protection. Mais ce qu’on a devant les yeux, c’est n’est pas l’image d’une grille, mais la grille elle-même utilisée comme un pochoir. Les seconds apparaissent comme les formes ni vraiment naturelles ni vraiment artificielles de paysages éclairés par des lumières grésillantes de lampadaires de nuit ou de serres industrielles. Le jour le dispute donc à la nuit, la lumière à l’obscur, la banalité à l’étrangeté, l’attraction au trouble, la fascination à la perdition …et le photographique à la picturalité.
Dans son célèbre ouvrage « La Chambre claire », Roland Barthes souligne : « Pour moi, les photographies de paysages (urbains ou campagnards) doivent être habitables, et non visitables. Ce désir d’habitation, si je l’observe bien en moi-même, n’est ni onirique [...], ni empirique [...], il est fantasmatique, relève d’une sorte de voyance qui semble me porter en avant, vers un temps utopique, ou me reporter en arrière, je ne sais où de moi-même [...]. Devant ces paysages de prédilection, tout se passe comme si j’étais sûr d’y avoir été ou de devoir y aller. » La peinture de Nicolas Delprat est de cet ordre là. Elle habite le tableau comme un lieu de prédilection fantasmatique au sens de Roland Barthes : un paysage de voyance – sinon de vision – qui emporte le regardeur en avant, vers un temps pictural utopique, ou le déporte en arrière, vers un territoire originel de tout lieu et de toute chose. L’expression d’un « je-ne-sais-quoi » ou d’un « je-ne-sais-où » face auquel soit nous sommes sûr d’être allé auparavant, même si nous ne pouvons pas vraiment en trouver la situation dans le cours du temps et de l’espace, soit nous sommes sûr de devoir y aller de par les jeux du hasard et de la destinée, voire même les deux tout à la fois. Et cette expérience là est stupéfiante.
Marc Donnadieu (commissaire d'exposition)