Art Sociologique

L’Art sociologique s’était assigné pour mission de pervertir ou renouveler les rapport entre Art et visiteur. Ce mouvement, initié par Hervé Fischer, Fred Forest et Jean-Paul Thénot à travers un manifeste publié en 1974 dans Le Monde, fut bientôt rejoint par Gina Pane, Michel Journiac, Jean-François Bory, et prévoyait de laisser des espaces créatifs dans le fil d’une exposition à l’expression artistique des visiteurs.

Invité à la Biennale de Venise en tant que collectif en 1976, le groupe explose alors Hervé Fisher annonce la création de l'Ecole Interrogative. C'est alors l'occasion pour Fred Forest de s'associer à Mario Costa pour donner naissance au GIREC, Groupe International de Recherche de l'Esthetique et de la Communication.

Principales expositions

musée galliéra, Paris, 1975 ; Biennale de Venise, 1976.

Textes fondateurs
Manifeste 1

Hervé Fischer, Fred Forest et Jean-Paul Thénot ont décidé de constituer un Collectif d'art sociologique qui puisse fonctionner comme une structure d'accueil et de travail pour tous ceux dont la recherche et la pratique artistique ont pour thème fondamental le fait sociologique et le lien entre l'art et la société.

Le Collectif d'art sociologique constate l'apparition d'une nouvelle sensibilité au donné social, liée au processus de massification. Les cadres actuels de cette sensibilité ne sont plus ceux du rapport de l'homme individualisé au monde, mais ceux du rapport de l'homme à la société qui le produit,

Le Collectif d'art sociologique, par sa pratique artistique, tend à mettre l'art en question, à mettre en évidence les faits sociologiques et à «visualiser» l'élaboration d'une théorie sociologique de l'art.

Il recourt fondamentalement à la théorie et aux méthodes des sciences sociales. Il veut aussi, par sa pratique, créer un champ d'investigation et d'expérience pour la théorie sociologique.

Le collectif d'art sociologique tient compte des attitudes idéologiques traditionnelles des publics auxquels il s'adresse. Il recourt aux méthodes de l'animation, de l'enquête, de la pédagogie. En même temps qu'il met l'art en relation avec son contexte sociologique, il attire l'attention sur les canaux de communication et de diffusion, thème nouveau dans l'histoire de l'art et qui implique aussi une pratique nouvelle.

Paris, le 7 octobre 1974.

Manifeste 2

L'art sociologique que nous étions seuls encore à défendre il y a quelques mois, suscite des engouements divers, qui tentent de l'entraîner dans le confusionnisme. Il est donc temps de faire quelques rappels et de réaffirmer le sens que nous avons toujours donné au concept d'art sociologique.

En effet, l'art sociologique se distingue tout autant de la sociologie de l'art que des conceptions laxistes d'un «art social».

D'une part, en tant que pratique active dans le champ social, ici et maintenant, recourant aux approches théoriques qu'il soumet à l'épreuve de l'action, mettant en œuvre des stratégies par rapport au réel, mais aussi par rapport aux institutions, au pouvoir, inventant les techniques de ses expériences, l'art sociologique sort du cadre du discours scientifique et universitaire. S'il y recourt nécessairement, comme à un savoir, instrument de l'action, et s'il lui offre en retour, avec chaque expérience nouvelle, de nouveaux matériaux d'analyse, il le dépasse dialectiquement dans la pratique qu'il élabore.

D'autre part, l'art sociologique, par la spécificité de sa relation à la sociologie, n'a rien à voir avec le fourre-tout culturel du thème «art et société», dans lequel certains tendent, en abusant de leur autorité de critiques d'art, à le diluer pour le récupérer. D'autres, comme nous, comprennent aujourd'hui ce danger. Cette confusion habilement entretenue constitue actuellement la menace la plus insidieuse contre notre démarche.

Engagée politiquement, notre pratique sociologique se distingue de l'art militant traditionnel avec lequel on veut aussi la confondre. Ce dernier s'exprime encore avec les formalismes esthétiques et les poncifs picturaux petits-bourgeois, auxquels nous voulons substituer une pratique active de questionnement critique. La peinture militante a été une étape importante; mais prisonnière des clichés et des conformismes culturels qui la rendirent inopérante, elle laisse apparaître aujourd'hui ses limites et ses échecs avec trop d'évidence pour que l'art sociologique ne s'engage pas sur d'autres voies, impliquant les nouveaux media, des méthodes pédagogiques critiques et le recours fondamental à l'analyse sociologique.

Nous avons défini l'art sociologique par sa relation épistémologique nécessaire avec la science sociologique. Cette relation est dialectique. Elle fonde la pratique artistique qui l'expérimente et qui lui objecte en retour la force du réel social. Cette relation est spécifique à l'art sociologique: elle le distingue de toutes les autres démarches traditionnelles ou avant-gardistes. Elle signifie, à l'encontre de l'expression traditionnelle de l'art comme idéologie mystificatrice de l'irrationnel, la volonté de recourir au discours scientifique de la sociologie et de confronter notre pratique à la rationalité de ce discours.

L'art sociologique est une pratique qui se fonde sur le retournement de la sociologie de l'art contre l'art lui-même et qui prend en compte la sociologie de la société qui produit cet art. Il constitue sans doute l'une des premières tentatives (si l'on excepte quelques expériences de socio-drames), de mise en œuvre d'une pratique sociologique, conçue au-delà du concept traditionnel d'art. En effet, la sociologie, à la différence des autres sciences comme l'économie, la mécanique, la psychologie ou la biologie, n'a encore suscité aucune pratique, si ce n'est constatatoire, au niveau du champ social. Le projet de l'art sociologique, c'est enfin de compte d'élaborer la pratique sociologique elle-même.

Mais à la différence de ces sciences et de leurs applications, l'art sociologique ne vise pas à gérer le réel, présent ou a venir, mais à exercer par rapport à la réalité sociale et donc à nous-mêmes, une fonction de questionnement et de perturbation. Cette fonction interrogative et critique implique de ne pas faire les questions et les réponses. En effet il ne vise nullement à justifier un dogme, ni à conforter sa bureaucratie, mais à susciter des prises de conscience désaliénantes. Il s'efforce d'établir, là où règne la diffusion unilatérale des informations, des structures dialogiques de communication et d'échange, impliquant l'engagement réciproque de la responsabilité active de chacun.

L'art sociologique tente de mettre en question les superstructures idéologiques, le système de valeurs, les attitudes et les mentalités conditionnées par la massification de notre société.

C'est dans ce but qu'il recourt à la théorie sociologique, à ses méthodes et qu'il élabore une pratique pédagogique d'animation, d'enquête, de perturbation des canaux de communication.

Le concept d'art sociologique, tel que nous l'avons proposé en 1972, tel que nous le pratiquions depuis plus longtemps encore, dans une indifférence quasi générale à ce moment-là, implique aujourd'hui comme hier la rigueur de sa relation constitutive avec la théorie sociologique matérialiste dont il est enfin de compte la conséquence et dont il marque le passage à l'acte en tant que pratique opérant dans le champ social.

Hervé FiSHHER, Fred FOREST, Jean-Paul THÉNOT,
Paris, mai 1975.

Manifeste 3

La pratique de l'art sociologique substitue aux finalités affirmatives et esthétiques traditionnelles de l'art des objectifs liés à la transformation des attitudes idéologiques, dans le sens d'une prise de conscience de l'aliénation sociale. Il ne s'agit pas de proposer de nouveaux modèles d'organisation sociale, mais d'exercer le pouvoir dialectique d'un questionnement critique. Cette conscientisation doit permettre, dans les moments de rupture du système social (crise des structures économiques et bureaucratiques), de faire valoir les interrogations fondamentales susceptibles d'orienter les démarches de ceux qui veulent transformer les rapports sociaux. Car tel est notre projet délibéré. La question philosophique du sens, dans un système social qui ne tolère pas sa mise en question, est inévitablement subversive. Cela implique que le collectif d'art sociologique considère la méthodologie et la stratégie comme deux concepts fondamentaux de sa pratique.

1. La méthodologie de l'art sociologique. Son but fondamental est la mise en place de dispositifs de déviance. Son champ d'action est directement celui des relations subjectives interindividuelles. Elle ne peut guère emprunter à la sociologie officielle, en ce sens que celle-ci vise à constater - et à gérer, à manipuler - les attitudes des électeurs / consommateurs par rapport aux propositions fictivement alternatives du système social lui-même, et non pas à mettre en question ces propositions. L'histoire de cette méthodologie constatatoire et bureaucratique est liée aux demandes des organismes gouvernementaux et économiques qui ont financé les enquêtes sociales dans le but d'assurer l'exercice de leur pouvoir. Seule la pratique d'un questionnement critique peut nous permettre d'utiliser ces méthodes, en les détournant.

Notre méthodologie est entièrement à inventer. Elle vise à faire apparaître concrètement la réalité des relations sociales qui déterminent les individus, mais que l'idéologie dominante occulte diversement au niveau de l'imaginaire dans les consciences individuelles, par son discours politique, moral et culturel. L'art sociologique visualise les relations sociales que l'analyse sociologique théorique et la pratique révèlent; il fait émerger à la conscience de chacun ces structures abstraites, objet du discours sociologique, idéologiquement aveuglées au niveau du vécu quotidien. Cette pratique pédagogique subversive révèle le fonctionnement des rapports sociaux réels entre les catégories sociales, les modes d'exploitation, la logique politique des systèmes de valeurs dominant, leur mystification quotidienne, permettant ainsi à chacun un exercice critique de son jugement et de sa liberté par rapport à un ordre social qui se présente faussement comme naturel et nécessaire. Cette auto-gestion de la pensée peut être obtenue grâce à l'effet multiplié de différentes techniques: déplacement ou transfert d'informations par rapport à leurs lieux ou supports «logiques» et appartenant à des niveaux ou sphères sociales habituellement cloisonnés, démarches synthétiques provoquant des courts-circuits subversifs, partout où l'idéologie dominante divise et fragmente soigneusement pour éviter les confrontations dialectiques, bref, une combinatoire déviante des éléments culturels réels, mettant en question leur logique sociale et donc faisant apparaître ce que leur cohérence doit au pouvoir politique dominant.

Questionnements, débats, dynamisations, perturbations des circuits de communication affirmatifs, provocations, refus, contre-usages, fictions critiques, contre-institutions peuvent constituer cette pratique transformatrice.

Il ne s'agit pas seulement d'action directe, mais aussi d'une expérimentation dont l'effet partiel ou différé importe autant que la confrontation avec les hypothèses de la recherche théorique d'une sociologie critique.

II. La stratégie de l'art sociologique. Réalisme et détournement sont ses deux principes. Elle s'exerce spécifiquement vis-à-vis des institutions en place du système dominant, qu'elle veut mettre en question. Constitués en collectif, nous ne rencontrons pas seulement des individus, nous sommes aussi confrontés constamment à ces institutions, qui sont d'une part d'ordre artistique et culturel (galeries, musées, critiques d'art, magazines, biennales, foires de l'art, etc.), d'autre part d'ordre politique et administratif (mass media, partis politiques, syndicats, municipalités, polices, organismes de contrôle, de censure, groupes de pression, etc.). Les processus récupérateurs du marché de l'art et le cadrage de nos activités par ces différentes institutions font problème. En ce qui concerne le marché de l'art, le collectif a pris la décision de ne pas y participer et de le contester radicalement; en ce qui concerne les partis, de se tenir en dehors et de les questionner tous en refusant les dogmes. Notre fonction interrogative critique est à l'opposé de tout militantisme. La stratégie de l'art sociologique vise à s'appuyer sur la permissivité des institutions artistiques, pour élargir son activité à une pratique sociologique beaucoup plus vaste que la catégorie d'art. Il s'agit de s'emparer du pouvoir des institutions en place soit en s'appuyant sur quelques-uns des hommes qui y exercent des responsabilités, soit grâce à la logique du pouvoir acquis, pour détourner ce pouvoir, si possible déborder les processus de neutralisation de notre action qu'opère en principe le cadrage institutionnel du micro-milieu élitaire, et retourner ce pouvoir contre le système institutionnel que nous voulons questionner.

Dans une société dominée par l'élite économique et technocratique à laquelle la classe moyenne majoritaire a délégué son pouvoir politique, il est possible d'appuyer notre stratégie sur une partie de la classe intellectuelle qui conteste le pouvoir des gestionnaires et leurs finalités.

Le réalisme de notre stratégie implique constamment un calcul des risques dans le jeu des cautions institutionnelles, des mécanismes de neutralisation et de récupération, et des possibilités d'expérimentation ou de mise en question efficace. Si le court terme n'est pas négligeable, le long terme est une perspective d'espoir qui légitime nécessairement toute volonté, aussi dérisoire qu'elle apparaisse, de transformer les rapports sociaux contemporains. C'est peut-être la volonté de continuer malgré tout, qui donnera toute sa force à notre refus d'une société d'hommes objets contrôlés cybernétiquement.

Hervé FISCHER, Fred FOREST, Jean-Paul THÉNOT,
Paris, mars 1976.
 

Manifeste 4

L'art est une marchandise complexe. Son marché dans les pays industrialisés est organisé à plusieurs niveaux: spéculation élitaire sur pièces uniques ou à tirage limité, diffusion massive de reproductions (disques, cartes postales, copies...), emballage ou conditionnement de denrées de consommation (alimentation maison...) Ce marché a sécrété un réseau d'information moderne et diversifié, et un système institutionnel efficace (galeries, musées, centres d'art et de culture...) Capitale mondiale de la finance et de l'économie, New York détient sur ce marché un pouvoir impérial et y exporte sa culture locale en même temps que ses dollars.

I. Le marché de l'art. Banques, bourses, enchères, assurances, industrie, galeries ont fait du «supplément d'âme» de notre civilisation une activité commerciale à haut rendement, très comparable à toute autre, avec une fonction supplémentaire en effet: celle de légitimer spirituellement notre société industrielle et commerciale et la classe qui y domine. L'art Y retrouve son pouvoir affirmatif traditionnel.

Le collectif d'art sociologique refuse une société où l'art est de l'argent et où l'argent est divin. Par sa pratique interrogative et critique, à l'opposé de l'art-marchandise et de la culture de consommation, il questionne la conscience sociale.

II. La communication. Confronté au réseau marchand et officiel de l'art (revues d'art financées par des directeurs de galeries, dirigées par des représentants de l'État, éditées par des capitaines d'industrie), le collectif d'art sociologique pose le problème de la communication. Il doit inventer marginalement son propre réseau d'information, à l'encontre des pouvoirs économiques et politiques.

III. Les institutions du marché. Vis-à-vis des galeries, musées et du symbole monumental qui règne désormais sur ce système à Paris - le Centre d'Art et de Culture Georges Pompidou -, le collectif d'art sociologique doit inventer une stratégie de détournement. Il doit créer ses contre-institutions, telle l'École sociologique interrogative, pour opposer la conscience à la consommation.

IV. New York. Aux États-Unis mêmes, le régionalisme culturel de New York tient le langage et le pouvoir de l'universalité. Le Canada» trop proche en subit le joug, sans pouvoir découvrir même sa propre identité culturelle. Tout ce qui vient de New York est dieu sur le marché de l'art. Les galeries ont installé leur siège social à Broadway. Elles testent leurs produits dans leurs succursales européennes, avant l'investissement éventuel sur le marché nord-américain. Fascinés par New York, les artistes d'Europe, d'Amérique et du Japon font de l'art d'imitation pour être dans la spirale de l'avant-garde. Le Centre Pompidou pour accéder au statut international croit nécessaire d'annoncer à son ouverture une exposition New York/Paris. Inconscientes du caractère économique de leur pouvoir, les «stars» new yorkaises ignorent superbement les idées qui vivent ailleurs - à leurs yeux une sorte de tiers-monde culturel.

Pourtant la crise a atteint la capitale impériale, et tandis que les marchands avisés accueillent temporairement quelques artistes et galeries étrangers, le temps de passer une crise qu'ils veulent brève, nous lançons un TIERS FRONT HORS NEW YORK capable d'organiser une stratégie hors du marché international et d'inventer diversement nos consciences et nos identités, sans dépendre des guichets de banque new yorkais.

Le marché de l'art, son système d'information et de diffusion, ses institutions, le Centre Pompidou, l'impérialisme new yorkais existent. Ils sont là. Comme des produits caractéristiques de notre société marchande et de consommation. Le collectif d'art sociologique n'a pas le pouvoir de les supprimer. Sa stratégie sera donc de les détourner, pour que l'art ne soit pas l'expression sublime et le supplément d'âme du pouvoir économique, politique et militaire.... mais la conscience interrogative de tous.

Hervé FISCHER, Fred FOREST, Jean-Paul THÉNOT,
Paris, février 1977.

Artistes associés

Jean-François Bory, Hervé Fischer, Gina Pane, Michel Journiac, Fred Forest et Jean-Paul Thénot.

Courant, mouvement, lieu à rapprocher