La pratique de l'art sociologique substitue aux finalités affirmatives et esthétiques traditionnelles de l'art des objectifs liés à la transformation des attitudes idéologiques, dans le sens d'une prise de conscience de l'aliénation sociale. Il ne s'agit pas de proposer de nouveaux modèles d'organisation sociale, mais d'exercer le pouvoir dialectique d'un questionnement critique. Cette conscientisation doit permettre, dans les moments de rupture du système social (crise des structures économiques et bureaucratiques), de faire valoir les interrogations fondamentales susceptibles d'orienter les démarches de ceux qui veulent transformer les rapports sociaux. Car tel est notre projet délibéré. La question philosophique du sens, dans un système social qui ne tolère pas sa mise en question, est inévitablement subversive. Cela implique que le collectif d'art sociologique considère la méthodologie et la stratégie comme deux concepts fondamentaux de sa pratique.
1. La méthodologie de l'art sociologique. Son but fondamental est la mise en place de dispositifs de déviance. Son champ d'action est directement celui des relations subjectives interindividuelles. Elle ne peut guère emprunter à la sociologie officielle, en ce sens que celle-ci vise à constater - et à gérer, à manipuler - les attitudes des électeurs / consommateurs par rapport aux propositions fictivement alternatives du système social lui-même, et non pas à mettre en question ces propositions. L'histoire de cette méthodologie constatatoire et bureaucratique est liée aux demandes des organismes gouvernementaux et économiques qui ont financé les enquêtes sociales dans le but d'assurer l'exercice de leur pouvoir. Seule la pratique d'un questionnement critique peut nous permettre d'utiliser ces méthodes, en les détournant.
Notre méthodologie est entièrement à inventer. Elle vise à faire apparaître concrètement la réalité des relations sociales qui déterminent les individus, mais que l'idéologie dominante occulte diversement au niveau de l'imaginaire dans les consciences individuelles, par son discours politique, moral et culturel. L'art sociologique visualise les relations sociales que l'analyse sociologique théorique et la pratique révèlent; il fait émerger à la conscience de chacun ces structures abstraites, objet du discours sociologique, idéologiquement aveuglées au niveau du vécu quotidien. Cette pratique pédagogique subversive révèle le fonctionnement des rapports sociaux réels entre les catégories sociales, les modes d'exploitation, la logique politique des systèmes de valeurs dominant, leur mystification quotidienne, permettant ainsi à chacun un exercice critique de son jugement et de sa liberté par rapport à un ordre social qui se présente faussement comme naturel et nécessaire. Cette auto-gestion de la pensée peut être obtenue grâce à l'effet multiplié de différentes techniques: déplacement ou transfert d'informations par rapport à leurs lieux ou supports «logiques» et appartenant à des niveaux ou sphères sociales habituellement cloisonnés, démarches synthétiques provoquant des courts-circuits subversifs, partout où l'idéologie dominante divise et fragmente soigneusement pour éviter les confrontations dialectiques, bref, une combinatoire déviante des éléments culturels réels, mettant en question leur logique sociale et donc faisant apparaître ce que leur cohérence doit au pouvoir politique dominant.
Questionnements, débats, dynamisations, perturbations des circuits de communication affirmatifs, provocations, refus, contre-usages, fictions critiques, contre-institutions peuvent constituer cette pratique transformatrice.
Il ne s'agit pas seulement d'action directe, mais aussi d'une expérimentation dont l'effet partiel ou différé importe autant que la confrontation avec les hypothèses de la recherche théorique d'une sociologie critique.
II. La stratégie de l'art sociologique. Réalisme et détournement sont ses deux principes. Elle s'exerce spécifiquement vis-à-vis des institutions en place du système dominant, qu'elle veut mettre en question. Constitués en collectif, nous ne rencontrons pas seulement des individus, nous sommes aussi confrontés constamment à ces institutions, qui sont d'une part d'ordre artistique et culturel (galeries, musées, critiques d'art, magazines, biennales, foires de l'art, etc.), d'autre part d'ordre politique et administratif (mass media, partis politiques, syndicats, municipalités, polices, organismes de contrôle, de censure, groupes de pression, etc.). Les processus récupérateurs du marché de l'art et le cadrage de nos activités par ces différentes institutions font problème. En ce qui concerne le marché de l'art, le collectif a pris la décision de ne pas y participer et de le contester radicalement; en ce qui concerne les partis, de se tenir en dehors et de les questionner tous en refusant les dogmes. Notre fonction interrogative critique est à l'opposé de tout militantisme. La stratégie de l'art sociologique vise à s'appuyer sur la permissivité des institutions artistiques, pour élargir son activité à une pratique sociologique beaucoup plus vaste que la catégorie d'art. Il s'agit de s'emparer du pouvoir des institutions en place soit en s'appuyant sur quelques-uns des hommes qui y exercent des responsabilités, soit grâce à la logique du pouvoir acquis, pour détourner ce pouvoir, si possible déborder les processus de neutralisation de notre action qu'opère en principe le cadrage institutionnel du micro-milieu élitaire, et retourner ce pouvoir contre le système institutionnel que nous voulons questionner.
Dans une société dominée par l'élite économique et technocratique à laquelle la classe moyenne majoritaire a délégué son pouvoir politique, il est possible d'appuyer notre stratégie sur une partie de la classe intellectuelle qui conteste le pouvoir des gestionnaires et leurs finalités.
Le réalisme de notre stratégie implique constamment un calcul des risques dans le jeu des cautions institutionnelles, des mécanismes de neutralisation et de récupération, et des possibilités d'expérimentation ou de mise en question efficace. Si le court terme n'est pas négligeable, le long terme est une perspective d'espoir qui légitime nécessairement toute volonté, aussi dérisoire qu'elle apparaisse, de transformer les rapports sociaux contemporains. C'est peut-être la volonté de continuer malgré tout, qui donnera toute sa force à notre refus d'une société d'hommes objets contrôlés cybernétiquement.
Hervé FISCHER, Fred FOREST, Jean-Paul THÉNOT,
Paris, mars 1976.