Abstraction analytique

L'Abstraction Analytique est une expression créée par le critique d'art Bernard Lamarche-Vadel et exprimée dans le numéro 60-61 du magazine Opus de janvier-février 1977. Le Cubisme avait déjà théorisé une version analytique de sa pratique. Lamarche-Vadel en reprend la terminologie pour l'appliquer à une version européenne de l'abstraction qui s'appuie finalement sur la distinction née des progrès de la stylistique entre signifiant et signifié. Il en est ainsi fini de l'Abstraction géométrique ou de l'Abstraction lyrique. Place à partir des années 60 à une abstraction débarrassée de toute intervention extérieure. L'oeuvre n'existe que par elle-même, uniquement par ses signifiants picturaux. Dans les précurseurs du genre, Lamarche-Vadel fait entrer Simon Hantaï, jean Degottex, Martin Barré, auxquels s'associent bien volontiers tous les artistes du Groupe Supports Surfaces emmenés par Claude Viallat ainsi que BMPT et quelques artistes qui gravitent autour de ce noyau.


1978 est l'occasion pour Lamarche-Vadel d'organiser une exposition internationale de l'Abstraction analytique, centrée autour d'une douzaine d'artistes, associant ainsi aux artistes français quelques artistes étrangers pour évoquer, en prolongement à une rétrospective de Jean Degottex, la Fracture du Monochrome. C'est de l'opposition à cette vision d'une abstraction analytique que naît Ja. Na. Pa.

Textes fondateurs
Abstraction analytique

ABSTRACTION ANALYTIQUE

Toujours nous aimons l'éclat de la goutte colorée qui vient asseoir, jaune citron et sa périphérie rose, une petite cuillère sur la table de la salle à manger au Cannet peinte par Bonnard, encore le glissement progressif de la pâte bleue tendre qui vient reborder une flaque de filaments blancs où perce aussi bien la volonté rose du corps du nu dévisagé par de Kooning ; une émotion.
Pénétrant le sein de ce multiple mouvement sombre, opaque, voilé violemment, de cette exposition composée de peintures tendues sur la volonté visible de ne figurer que le principe ombilical de toute représentation picturale, abstraction analytique ; l'os nous avons voulu toucher, la guerre des principes minimums qui gouvernent dans l'atelier européen, le plaisir nouveau de peindre la condition essentielle du regard, l'infiltration première de l'oeil sur une surface encadrée.
Aussi pour suivant à leur manière, cette grande tâche moderne qui vise à produire généralement l'archéologie des fonctions, ces peintres que l'exigence de chacun nous a permis de convier en une communauté casuelle, nous prouvent ouvertement par la si sensible approche qu'ils en font, que les raisons émotionnelles et conceptuelles que nous chérissons, pour dévouer notre regard à la peinture, trouvent ici, leur énonciation première, leur socle. Facile et plus libre encore notre regard inspiré de la pression du trait d'un dessin de Dürer ou de la qualité de cette ombre qui vient souligner la joue de tel portrait de Raphaël, encore de la chute monumentale et ralentie d'un tableau de Morris Louis ; après cette vue sur un ensemble dont l'effort que rapporte chaque tableau nous conduit à la question de sa constitution princeps, à la question de l'histoire générale de cette pratique dont il est issu.

Car voici venir un nouveau temps de la réflexion esthétique, voici venir dans l'atelier européen, une nouvelle idée de la peinture produite par les artistes eux-mêmes, qui oblige déjà une considération inédite de l'histoire du XXème siècle.

S'il est possible, davantage chaque jour, étant entendu qu'un système doit être analysé du point de vue de ses déterminations subliminales, de décrire les quelques grands principes économiques et conceptuels qui informent la pratique des limites d'une certaine typologie figurale de cette seconde moitié du XXème siècle; encore, il nous manque une théorie générale de la figure moderne depuis Manet; encore il nous manque un concept, voire une métaphore, où l'oeuvre d'art contemporaine fonderait son unité structurale, fonderait la logique de son histoire autant que la fatalité de la question actuelle de sa raison.

L'Europe s'éveille actuellement au projet de sa communauté; déjà, aussi bien, la dépression économique n'y est sans doute point étrangère, l'urgence semble sensible de penser, corrélativement, les traits distinctifs du corpus pictural européen; de lever le silence ou de relancer la réflexion sur certains motifs discrets, sur quelques pratiques réputées secondaires; la visée générale demeurant l'analyse historique et théorique du grand complexe figural moderne.


Nous envisageons actuellement les effets d'une même cause conclusive, d'expositions en expositions, se réduit, tout en se multipliant les figures d'un même vecteur, différencié infiniment. Nous pouvons désormais dire, car la désignation en est sans cesse possible, la figure générique du XXème siècle, le principe immanent, la tension générale de la peinture, sa perspective idéale, à savoir le recouvrement d'un support par une surface colorée, s'indexe au principe du monochrome. Minimalisme et post-minimalisme de New-York à Milan, de Paris à Tokyo, de Cologne à Rome, ont accentué dans une visée phénoménologique cette instance ultime : la saturation par réduction intensive des effets et des différences qui en est la condition.
Cette volonté de littéralité, d'absorbtion organique de la couleur dans le contour de son plan, sans plus d'écarts, ni de liaisons, ni disruptions, de régulation totalement homogène du plan, d'entropie chromatique générale, avec la forclusion de l'espace et du temps qui en est le corollaire, je la vois, cette volonté, comme trace d'un désir des peintres modernes d'instituer le tableau comme lieu d'infocation et de réduction du sujet-peintre et de l'objet tableau en un même principe figural. Cette infocation commune des sujets-peintres dans l'idéal d'une figurologie typique par la médiation d'une réduction accomplie des écarts justifie une interrogation sur le déplacement de la question du style et du code. Il semble en effet que le peintre, de moins en moins, puisse s'assumer comme sujet producteur d'une organisation différenciée, comme sujet d'une qualification inédite, et si le style est une dérogation individuée au système minimal d'une communication, remarquant le rapport spécifique d'un sujet au code qu'il travaille, nous sommes fondés à dire que la question du style s'estompe et par voie de conséquence les énoncés picturaux se limiteraient au reflet d'un code.
Sur le socle de cette intuition repose la réunion des douze peintres que nous présentons, je pense en effet 

bien pouvoir montrer que leurs pratiques, pour différent, qu'elles soient, manifestent communautairement et avec radicale violence, le complot du monochrome, la vertu d'un violence inouïe d'un désir de conclure, de figurer la ou la loi de la procédure figurale et conceptuelle du siècle visant à produire l'objet réel du dispositif, sa structure originaire; autour de la production de cette manifestation implosive, ces peintres, et tel est encore leur style singulier, relancent sur l'impuissance du minimalisme, le procès analytique de la fonction de cette infocation, et soutiennent l'oscillation sur laquelle s'accroche désormais le tableau, entre l'objet qu'il devient, constitué sur la pure permanence de sa loi, et l'objet figuré dans la force de la dérogation à la loi de la permanence concrète de cet objet.

Tel est le projet de ces douze peintres, représenté par le temps et la fonction individuelle de leurs tableaux.

Car nous en sommes, avec le minimalisme et l'art conceptuel, au moment où le lieu de projection a changé de camp. Le projet désormais est institué autoritairement par le code, l'énucléation du sujet résulte de cet abandon progressif de la question du style, le style par une curieuse condensation devenant le code lui-même et inversement. Le code de la peinture en sa plus intense manifestation, c'est la représentation sans exclusives, sans choix; est-ce étonnant maintenant si nous repérons le tracé et la répétition de cette figure, objet de la somme possible de toutes les représentations, à savoir cette idéale métaphore du miroir, le monochrome.

Cette stase historique de la représentation, ou la peinture est précipitée au seuil de la répétition de sa vacuité, où d'une pratique à l'autre, c'est pour le fond le même objet qui fonctionne, la même réduction conjonctive sujet/objet, condensés pour la plus grande gloire du code, surinvesti en tant que tel comme état de peinture, tableau où tous les tableaux du monde peuvent advenir mais aussi se dissoudre. En ce sens du tableau monochrome tel que je l'envisage au tableau hyperréaliste, il n'est point de différence quant à la nature du désir qu'entretient le sujet peintre à la représentation.

La valeur conceptuelle commune de ces deux codes est de s'accomplir pour tels comme re-présentation infinie de la représentation du système, du champ clos de son objet, linéairement si je puis dire, toute trace du sujet de l'énoncé, de son temps et de son espace, exclus, comme exclus du tableau.

Il est donc deux héritages que nous nous devons de bien cerner, deux héritages qui dominent le siècle, et fondent prioritairement à travers les multiples médiations que l'historien décrira, une morphologie principielle du tableau. Encore faudrait-il se garder de réduire le tableau contemporain à la lettre de ces héritages, nous n'éprouvons dans la vue sur le corpus que la pesanteur transversale de ces héritages; à dire vrai, rarement son effectuation. C'est en ce sens qu'il s'agit bien d'un idéal, comme le fut en son temps la perspective linéaire.


Le programme général de la Forme au XXème siècle, dans les diverses disciplines qui s'attachent à son culte ou à sa question recoupe une histoire nouvelle de la sensibilité dont l'objet, élu au ciel de notre temps, concerne la structure du langage et des langages. La procédure impériale qui domine le XXème siècle vise la description et l'analyse de ce qu'est un système, vise l'étude des structures qui en sont la condition.
Les principes de récurrence, de répétition, de signalisation, de reproduction, si souvent perceptibles dans la peinture contemporaine participent justement de ce que vont repérer les analystes, à savoir les modalités de la constitution et de l'application d'un système. Un système, quel qu'il soit, n'existe que de son inscription, de la possibilité de sa duplication, sur le corps social, autant que par reconduction individuée, par la somme de conventions qui président à des typologies d'écriture, contraignant et organisant les discours, les dispositions corporelles, les modes de représentations; la peinture elle-même, n'échappe point à la pesanteur de cette inscription, de la même façon elle ne peut se soustraire à cette tâche moderne de représentation des structures qui conditionnent sa manifestation.

D'ores et déjà, sensible me semble la nécessité d'étudier un jour comment la production descriptive des systèmes de communication, où la linguistique occupe une position inaugurale, a pu servir de modèle, d'objet en soi soumis à la volonté de le figurer; comment le privilège de considération a pu se déplacer des termes eux-mêmes sur les relations entre les termes, jusqu'à exclure par réduction intensive la qualité des termes pour la reporter sur l'excellence de la figure du système qui les ordonne, ainsi en dégager leur structure. L'Histoire, dans cette hypothèse, et celle de l'art en particulier, aurait pour tâche de mettre en évidence le code générique de son genre, la logique de sa tendance vers une continuité ordonnée, la loi conclusive des différents écarts compris dans le système prescriptif. Encore faudra t-il replacer l'introduction de chaque sujet dans l'interprétation qu'il nous aura lui-même fourni du système, par les dérogations, les glissements qu'il aura fait subir à l'application de ce même système. La somme de ces dérogations fondant l'histoire, et dénouant le fer du système, elles nous assurent la possibilité d'en étudier la fonction.
Ainsi, je l'ai annoncé, c'est de la congruance de deux idéalités prescriptives qui assurent leur interdépendance à chaque stase du système général, que dépend l'art moderne; un double système de contraintes remodelé sans ces réinterprété par chaque artiste, assure la pérennité de ce qu'il faut bien nommer l'institution de la représentation. Ces deux idéalités, le plus souvent fusionnent, nous pouvons même dire que l'élaboration picturale moderne consiste dans la synthèse des deux systèmes qui par des moyens différents visent le même but : assurer le plus économiquement possible la figure de la permanence la plus absolue, à savoir une égalité sans contraire. A chaque étape de l'analyse nous devrons donc, méthodologiquement, disjoindre les termes des deux séries, tout en sachant que ces séries, de par leur structure complémentaire, se condensent naturellement. Enfin, étant parvenu à dégager la pesanteur des deux séries : celle de la tautologie structurale que représente merveilleusement le minimalisme, puis celle du monochrome, les limites internes à cette série que représentent les oeuvres de Yves Klein et de Piero Manzoni nous servant d'index, nous ne devrons jamais perdre de vue que malgré la puissante pesanteur de ces idéalités, elles n'en demeurent pas moins des idéalités, ou si l'on veut la structure inconsciente à partir de laquelle se développent les contingences effectives.

Ce qu'il faut alors étudier de façon très différenciée, c'est la gradiance d'intensité des finalités idéales sur les structures elles-mêmes, alors que l'effectuation positive et complète de l'idéal sur la structure, si elle n' est pas impossible, représentera précisément pour nous la sortie du champ spécifiquement pictural et l'acquisition à celui de l'objet, du ready-made. Ce que nous nommerons peinture ou effet de peinture demeurant l'activité extraordinairement diversifiée de résistance à l'effectuation de ces idéaux totalitaires.

S'il est donc notable que la double activité des séries, structurale et monochrome, pèsent sur l'élaboration de la peinture, surtout, gardons nous d'opacifier le travail de différenciation, de relance vers cette prescription et contre son effectuation que représente l'effort pictural moderne en le réduisant au pur accomplissement de cet objet inscrit au coeur de sa perspective.
En Europe, les oeuvres de cette réunion ici proposée où le parcours de Jean Degottex vient tout particulièrement témoigner, me semblent convenir à l'éclat que je veux présenter, le plus précieux parce que le plus radical, entre la territorialisation des codes la plus efficace, la plus soutenue et régulée, et des dérogations individuées obtenues d'infractions elles-mêmes parfaitement régulées et régulières.

N'anticipons point, il me semble préférable de questionner quelque peu la nature de ces deux séries que j'aperçois comme constitutives de l'espace du tableau depuis Manet, pour envisager ensuite cette étape que je veux pointer par l'oeuvre qui s'indexe aux noms de ces douze peintres.


La question revient encore de savoir l'objet que concerne le tableau et peut-être surtout, de savoir ce qu'il ne concerne plus, historiquement. C'est au dernier effet de l'illusion d'un objet extraterritorial au tableau, objet maintenu par la volonté de le comporter, serait-ce même à la limite ou sur la clôture décisive de cette volonté, qu'il semble juste de revenir sous le nom de Paul Cézanne.

Cézanne, il est vrai, ne produit plus, au sens classique du terme, un objet concerné par l'illusion du semblant, son objet s'est retiré sous les conditions de sa structuration morphologique, et nous ne pouvons en aucun cas négliger cette occasion d'un regard qui se trouve être le premier sur la structure de l'objet et de la construction qui en produit la représentation. Si nous pouvons discerner ici une nouvelle étape du naturalisme, un naturalisme analytique précisément, je ne puis pourtant créditer cette étape d'un rôle de "coupure", à l'instar de la critique dominante; plutôt le maitre d'Aix doit être vu enseigne de la clôture, mais clôture appartenant encore au vieux système de l'infocation perspectiviste linéaire, jusqu'aux aquarelles de 1904-1906 comprises. La première version du cubisme de Picasso et Braque en 1908 et 1909, encodage radical du style cézannien, à cet égard, ne peut mieux nous assurer de la permanence d'une architectonique distribuant les plans et les établissant dans l'illusion d'une précession.


Plutôt je vois chez Edouard Manet, le véritable inventeur des traits fondamentaux de la peinture moderne. Que l'on considère enfin attentivement son "Torero" mort peint en 1864 et exposé à la Galerie Nationale de Washington ou "La Jetée de Boulogne" de 1869, que l'on peut voir reproduit aisément.

L'emploi de la couleur, que l'on envisage tout particulièrement la représentation de la couleur noire, qui nous revient des espagnols classiques, de Goya plus qu'aucun autre, en plans traités comme surface homogène du pigment et non plus linéarisation ou assiette d'ombre disposant ou assistant l'objet représenté, dans les deux tableaux que j'ai cité parmi d'autres, pose Manet comme l'inventeur de la couleur moderne.

Jusqu'à ce maître considérable dont l'oeuvre souffre d'une incompréhension insistante, le représentation d'objet impliquait que cet objet soit divisé chromatiquement, que par successions de touches le contour interne de cet objet, son volume nous soit illusoirement perceptible, cette mise en perspective chromatique étant elle-même l'esclave organique de la perspective linéaire.

Enfin Manet vint, et opéra le renversement capital d'où nous comprendrons plus tard vers quoi se tournent aussi les tableaux de Charlton, Devade, Mosset, Paatz, Pinelli et Zappettini, Edouard Manet détruisit la couleur comme valeur déclarative, symbolique, affective, et instaura, non sans mal, patiemment, la couleur littérale, la couleur pour sa seule valeur plastique de qualification du plan représenté, hors des conventions de reconnaissance du modelé qui présidaient avant lui à toute représentation, et ce, jusqu'au final cézannien.

Personne à ma connaissance n'a pris garde à l'intuition de Georges Bataille dans la monographie q'il consacra au peintre : "Manet a parfois représenté le monde comme "un véritable mirage", tel que les objets qu'il figurait perdissent leur valeur d'objet pour n'être plus que des jeux de lumière et d'ombre" et encore mieux : "Manet sans cesse évoqua sur la toile ces ombres qui moins que celles des objets représentés étaient l'image d'un glissement", enfin, "c'est la majesté retrouvée dans la suppression de ses atours. C'est la majesté de n'importe qui, et déjà de n'importe quoi... qui appartient, sans plus de cause, à ce qui est, et qui révèle la force de la peinture".
Si Bataille a eu l'intuition qu'avec Manet naissait la peinture moderne, il n'a pu, comme nous le devons aujourd'hui, saisir que l'auteur de la célèbre Olympia recélait en son geste inaugural la problématique en devenir par laquelle le XXème siècle allait aboutir de déplacements en radicalisations successifs à la figure suspendue, idéale du monochrome, surface comble, miroir désert, balisé, relancé différemment par le post-impressionnisme, Seurat, le cubisme analytique, le suprématisme, Matisse, Mondrian, l'abstraction américaine, l'abstraction analytique européenne, unis qu'ils sont dans la volonté de déterminer l'application pratique du concept de tableau sous l'empire du même idéal historique, de la même perspective régulatrice, autant de versions d'un même devenir lié à la fiction de la réclusion de tout objet du tableau pour l'assomption de la valeur objectale permanente du tableau lui-même.

Si l'abstraction analytique s'est fixée pour moyen essentiel la mise en procès du tableau, perçu toujours comme organe de recentrement du regard, comme pré-fixe perspectiviste, encore devons nous faire retour sur les crêtes inaugurales de ce questionnement. Retour sur les premières tentatives de décentrer, de dépasser ou d'absorber l'économie du tableau vers une nouvelle conception de son application. Ainsi que souvent nous l'envisagerons dans l'art contemporain, c'est d'une déviation, d'une perversion feutrée du code antérieur, voire même formateur et réinscrit, que nous pouvons, pour le mieux, observer la critique radicale du code figuré par un style communautaire, qui proforme telle ou telle pratique picturale. Comprendre l'insurrection à laquelle se livrent les douze peintres ici placés en argument d'une interprétation de la réduction minimaliste commande la saisie des diverses insurrections historiques antérieures qui ont disposé les déterminations souveraines de la modernité dont ces mêmes douze peintres inscrivent les stades en chacune de leur oeuvre. Nous avons succinctement engagé cette nouvelle conception sur son socle incontournable, lorsque l'objet du tableau, les principes de la démonstration de cet objet, chez Manet, sont débordés par voie de saturation homogène du plan coloré qui avant lui se limitait à concerner cet objet, pour la plus grande efficacité possible de son apparition.

C'était alors déjà rompre avec le naturalisme en assumer le péril systématique, y introduire organiquement sa probable conclusion, c'est d'avoir voulut dépasser le naturalisme de l'intérieur, projetant sur le style, le supplément du geste idéal qui pouvait en assurer la reviviscence que Manet s'est donné le moyen de conclure cette perspective, de dissoudre son objet dans et par le geste qui prétendait le relancer et là où commençait à sombrer l'objet du tableau, nous obtenions la première vue sur le traitement indépendant de la couleur, et donc la tentative première, originale, d'en souligner la spécificité.

Sur la prise en écharpe d'un style, encore, quelques trente années plus tard, prend appui l'une des révolutions formelles, dont nous ne cessons d'enregistrer les effets, qui, par sa seule qualité d'interprétation plastique du fait cubiste, va introduire une dimension nouvelle du tableau lui-même, liée à une nouvelle territorialisation de la couleur.

De "la ligne analytique" du procès Mondrian, l'art moderne puise ses déterminations majeures, encore revenons aux termes de cette procédure, afin d'y ressaisir, comment d'une interprétation du formalisme cubiste, Mondrian y superposant la volonté d'en radicaliser les moyens, opère un renversement qui situe d'emblée son oeuvre sur l'axe diachronique de l'instance majeure du siècle; comment, aussi bien, une surdétermination conceptuelle ou philosophique subjective put commander la production formelle qui fondera les principes, et non seulement les effets, de la modernité.

Lorsqu'en octobre-novembre 1911, le Stedelijk d'Amsterdam expose, et découvre à Mondrian en particulier, Cézanne, l'esthétique cubiste représentée par des oeuvres de Picasso et Braque, domine déjà dans l'oeuvre de Mondrian un certain nombre d'accents plastiques, une économie formelle générale décidée; si la découverte du cubisme va effectivement modifier grandement la pratique du peintre qui lui-même participait à cette exposition, (avec le Moulin rouge de 1911 entre autres oeuvres) l'investissement du style cubiste, Mondrian le forme sur le socle de sa pratique antérieure, des crêtes de la question du tableau qu'il formulait depuis 1908.


Nécessaire donc le retour sur la prédisposition qui informe l'interprétation opérée par Mondrian du formalisme cubiste.

La production des années 1908-1911 est marquée par l'évolution de diverses séries de tableaux : les Arbres, les Dunes, les Tours-Phares-Clochers-Moulins. Déjà, nous devons souligner cette valeur inédite et pré-conceptuelle que fonde l'organisation sérielle de la pratique de Mondrian à cette époque. Ce sont en effet des tableaux qui se consignent entre


eux que peint Mondrian, cette consignation plurielle inventorie une réflexion sur l'espace du tableau, sur les limites qui le constitue, où les différences d'objets et de styles (pointillisme-fauvisme) surdéterminent une même exploration formelle de l'expansion de l'objet, redoublant ou dépassant le cadre du tableau.

Mondrian focalise son tableau sur un seul objet de sa représentation, outre la récurrence de cet objet. Valeur d'opacification du champ coloré, le peintre, valorisant donc la qualité de la surface, mène son tableau à qualifier son extériorité par induction, cette surface, qui est encore la surface d'une représentation d'objet, volontairement tronquée, poursuit virtuellement sa carrière au delà du cadre inscrit. Tel est le premier renversement opéré, où la monumentalité de l'objet se retourne contre le tableau en tant qu'organisation prescriptive et limitative. 

L'objet-plan débordant le plan, par une configuration de mieux en mieux stabilisée chromatiquement, aurait certes pu suffire à faire de Mondrian, l'acteur d'une certaine radicalité dans sa tentative de dénoncer empiriquement une dialectique des formats, de déborder les cadres de la représentation naturaliste. Aussi bien nous avons déjà vu cette première manifestation d'une économie plastique expansive et homogénéisante, liée aux idéaux théosophiques de l'artiste en l'occurence, matière à cerner une disposition inaugurale de la peinture du XXème siècle.
Or, en sa découverte de Cézanne et du cubisme en 1911, si ce n'est dans les deux nature morte au pot de gingembre (1911-1912 et 1912), Mondrian ne reniera aucun des principes antérieurs de sa pratique, bien au contraire, en assurera la nouvelle efficacité à l'intérieur du code cubiste qu'il va ainsi contribuer à subvertir magistralement. Alors que le cubisme armé d'une lecture naïve de Cézanne, redéfinit la représentation d'objet dans le cadre d'une perspective polyvalente parce que polycentrique où subsiste toutefois, un principe de nodalisation vers lequel se réduisent ou s'orientent les écarts de plans, le peintre hollandais ne retiendra de la confrontation de 1911 qu'un mode spécifique d'inscription pour lequel il a déjà antérieurement fixé le retrait, nous l'avons vu, de tout objet à concerner pour se livrer au projet, par force de réductions successives de toutes portées référentielles, de ne plus concerner que la surface du tableau, par le discernement de son contour.

L'espace cubiste est un espace prédisposé, lié à l'intention de produire une circulation d'objets hiérarchisés par la seule valeur de circuit linéaire, les peintres cubistes dans la plus pure tradition naturaliste du XIXème siècle composent à priori la table d'un modèle, mobilisent autour d'une axe, une série d'inflexions formelles qui permettra naturellement leur intégration et leur décomposition dans le continuum de la profondeur représentative d'un choix et d'une exécution plastique de ce choix, correspondant à la volonté générale d'affirmer un nouvel objet du tableau, une nouvelle vision de cet objet, "simultané" sans que la position du support de cette inscription ne soit jamais inquiétée.

Les deux natures mortes au pot de gingembre (19111912) qui signalent l'adhésion de Mondrian à l'espace cubiste, thématiquement et plastiquement se situent dans cet ordre, exactement. Ces deux natures mortes, il n'en avait point peintes depuis dix ans, il n'en peindra jamais plus, investissent docilement les théories cubistes, au prix même d'un recul des conceptions que nous avons analysé, tendant à mettre en question le tableau par la saturation de son objet.

Si dans la partie inférieure droite de la première nature morte, nous envisageons les principes du plan des toiles de 1913 à 1916; le plan général de composition s'articule autour des fameux pots de gingembre qui consistent à ancrer le cadre de la prédisposition, valeur référentielle stable qui permet d'évaluer aussitôt le contenu des décompositions adjacentes et des simulacres d'objets dans la seconde version de l'été 1912; Mondrian était alors installé à Paris, où le tracé régulateur, géométrique vient recouvrir de sa valeur essentielle le dispositif naturaliste, ne peuvent nous tromper. ces simulacres plastiques répondant toujours d'une volonté de concentration hiérarchisée autour de la figure du pot de gingembre. A cet égard, la concertation centrifuge des plans laissant en jachère les bords de la toile, et ce, dans les diverses compositions des deux années suivantes, permet d'envisager la prégnance de la méthode cubiste sur la pratique de Mondrian, mais du même coup remarque la fonction de déconstitution de l'écriture que vient opérer la saillie frontale de l'objet dès l'Arbre argenté (1912) ou encore plus radicalement Le Pommier en fleurs (1912), conservés au Gementem Museum de la Haye.

Les deux natures mortes sont exceptionnelles, tant par leur objet que par le code qu'elles reconduisent corollairement, et nous voyons bien, aussitôt, le peintre armé des deux toiles qui lui ont ouvert les moyens d'une nouvelle radicalité, repousser les fins naturalistes internes du système cubiste, pour relancer sur de nouvelles bases sa question fondamentale concernant la valeur elle-même du tableau, son contour, sa surface, son espace.

Reprenant pour objets, des représentations, qu'il assigne d'une échelle permettant le dépassement du contour, il oblige une double constatation : ce dépassement du contour par la forme de l'objet, outre qu'elle dissout ou suspend pour le moins cette forme, nous place sur la texture seule de l'objet représenté dont la forme échappe au tableau, ce qui nous mène à considérer la surface qui n'est donc déjà plus la surface représentative d'un objet élu. Plutôt, l'objet perdu, l'épreuve est désormais de reconnaître la seule surface du tableau ne s'indexant qu'à son contour réel. Seconde constatation, le tableau devenu la surface de l'objet réel à peindre, Mondrian par consécution de plans versant cet objet sur son débord, signale l'arbitraire tragique de cette focalisation objectale que les compositions ovales tout particulièrement auront pour charge de dénoncer. Cette dissolution progressive de l'objet à travers une interprétation normative du cubisme, dévoyé de sa vocation icônique pour l'affirmation des conditions réelles de production de l'espace singulier du tableau culmine dans la composition de 1917 (Kröller-Müller, Otterlo), où le peintre systématise sur les deux axes verticaux et horizontaux une ponctuation de la face d'un cercle qui déborde sur les deux limites de la verticale le contour d'un carré parfait.

Cette oeuvre déliée de tout projet figuratif, résume l'interprétation du cubisme, pose le terme médian où vient s'inscrire l'évidence nouvelle de l'autonomie du tableau, et à l'intérieur de ce dernier, l'autonomie relative des plans et des couleurs déterminées subjectivement par le peintre en fonction d'une symbolique dont Pleynet a dit la pesanteur sur l'oeuvre.

Avec Composition en couleurs B (1917) conservé à Eindhoven, nous avons le premier essai systématique d'un tableau basé sur une combinaison de plans où les effets linéaires résiduels que nous observons sous la forme de petits rectangles ponctuent la surface, la désignent et désignent son contour. Si le tableau est suspendu à la limite de son cadre, si l'effet d'induction extériorisant et projetant le tableau sur son débord assimile encore le projet illusionniste dont Mondrian perçoit qu'il appartient fondamentalement au projet naturaliste qu'il veut déconstruire, reste la possibilité du renversement de cette position. Tel est le nouvel objectif du peintre, la nouvelle version du tableau qu'il impose et ne reniera peut-être que dans les tableaux new-yorkais, les derniers.

La surface, traitée désormais en seule valeur réelle justifiant et articulant le tableau, celui-ci devient une règle d'appartenance des multiplications différentielles de la localisation de sa surface et de son contour. Non pas tant donc le tableau dans le tableau qui nous renverrait à une quelconque mise en abîme et toujours au report illusionniste, plutôt Mondrian isolant les traits primaires et distinctifs qui fondent la réalité du tableau, multiplie ceux en son tableau, sans céder à l'équivoque d'un tableau du tableau, il compose en les décomposant les règles irréductibles de la manifestation d'une surface.

Cet accomplissement de la surface littérale du tableau, dès la problématique nouvelle engagée dans l'oeuvre de représentation des articulations formelles minimales qui en fonde la manifestation, recoupe l'idéal du monochrome. 

Encore reste-t-il à spécifier la pesanteur de cet idéal et sa distribution originale de 1917 à 1942, jusqu'à New York City I, où s'il ne rompt point avec la systématique mise en place, Mondrian l'incline vers un prétexte représentatif qu'il charge d'illustrer sa formalisation.

L'année suivante, en 1918, Mondrian peint la Composition en plans de couleur avec contour gris, de la collection Max Bill, cette composition jette le modèle princeps d'un principe d'intégration continue sur lequel le peintre désormais travaillera sa vie entière. Ce principe d'intégration, Mondrian lui-même l'a décrit au sein d'une définition de sa rupture d'avec le naturalisme antérieur : "La réunion des rectangles ne signifiait pas autre chose que l'extension des verticales et horizontales d'une période précédente à travers toute la composition. Il était évident que les rectangles, comme toutes les formes individuelles, s'imposent et doivent être neutralisées par la composition. En effet, les rectangles ne sont jamais une fin en eux-mêmes, mais la conséquence logique des lignes qui les définissent, et qui continuent dans l'espace; ils se forment par l'intersection des lignes horizontales et des lignes verticales. De plus, les rectangles, quand ils sont employés seuls sans aucune autre forme, n'apparaissent jamais comme des formes individuelles, puisque c'est le contraste avec d'autres formes qui fait naître les différences individuelles. Plus tard, pour éviter la manifestation des plans comme des rectangles, j'ai réduit ma gamme de couleurs et j'ai accentué davantage les lignes délimitantes en les croisant. Ainsi, non seulement les plans étaient coupés, et par là même détruits, mais leur rapport devenait

beaucoup plus actif". La fonction désormais intégratrice et synthétique de la surface du tableau repose sur une dualité simple dont le peintre relance sans cesse la composition des termes, dans un difficile équilibre visant leur mutuelle neutralisation et l'affirmation toujours plus tendue de la qualité, de la valeur d'une juxtaposition de monochromes.

Tant sur la base des horizontales et des verticales dont l'effet de plages monochromes minimales se distingue dans la variation de leur épaisseur à partir de 1925, de leur multiplicité, de leur répétition; que sur la base des plans produits à l'intersection des bandes verticales et horizontales comme valeurs primaires et stables, Mondrian forme une surface divisée sous l'économie d'une implication générale des disjonctions colorées, chacun des termes impliqués formant une représentation autonome monochrome. 

Alors, une étude future sur Mondrian se doit d'étudier la mise en place patiente et différenciée de cette combinatoire de monochromes, comment la pesanteur de cette inscription de l'idéal, oblige l'abandon de la triade des couleurs primaires, jugée parfois trop déclarative pour se concentrer sur une diade, ou même en 1939 cette composition avec rouge actuellement dans la Fondation Peggy Guggenheim de Venise où le tableau repose sur la vivacité dernière d'un rectangle rouge à sa base, concerté par une structure linéaire différenciée qui remarque encore plus fortement le retirement du dernier monochrome sous l'effet de composition linéaire du plan. En ce sens, la célèbre toile de 1931 destinée à l'hôtel de ville d'Hilversum, Composition avec deux bandes, carré blanc sur pointe avec deux seules bandes noires croisées au bord du côté inférieur gauche invente l'axiome de l'oeuvre et la condition minimale de son application, lorsque subsiste l'ultime différence entre les deux bandes d'épaisseur autour de laquelle tourne l'opacité totale du carré. 

Si le renversement du carré sur sa pointe surdétermine sa dimension de champ abstrait, par la rupture qu'il assume avec tout modèle fenestral, il concrétise surtout l'opposition originaire entre le champ du tableau et la représentation, ce qui fait peinture exclusivement, indexé ici sur la seule division d'un monochrome absolu.

Mondrian nous fournit sans doute une base relativement claire de ce que je veux énoncer quant à la typologie formelle et conceptuelle idéale de la peinture du XXème siècle, Matisse lui-même, lisiblement, s'employa à décrire cette force latente et permanente qui travaille le siècle, de la Danse (1910), l'Atelier rouge (1911) jusqu'aux gouaches découpées, l'artiste fit intervenir en ses compositions et siéger les superficies monochromes qu'il chargea de l'immense devoir d'intégrer ses figures, mais plutôt j'aimerais développer un cas beaucoup plus difficile en relevant de la contradiction de deux systèmes opposés et néanmoins combinés où nous devons relever encore cette insistance ou cette pesanteur du principe de la surface du tableau accrochée à la représentation de sa littéralité homogène, et cela malgré la force d'une volonté renouvelée de représenter un objet figuratif du tableau.

Si l'oeuvre de Picasso, en effet, a recouvert ses tableaux par l'artifice d'une représentation unitaire et répétée d'un trait de génie déniant le constant travail de différenciation de cette oeuvre, remarquons de la même façon que les objets représentés par l'artiste ont recouvert, oblitéré dans le regard des innombrables commentateurs de la mythologie picassienne l'espace, l'organisation formelle que ces Objets sont chargés de lier, de distraire, d'économiser en leur fond, et ce depuis le renversement cubiste. Si Picasso, par les moyens de la figuration a renversé le cadre traditionnel de la représentation, gageons qu'il nous faille opérer le même renversement critique, nous installer dans un premier temps au fond de ces figures, nous installer au plus près de la modernité picassienne pour comprendre la nécessité d'une représentation de l'objet comme organe de distribution. insigne d'une essentielle reconversion des signifiants picturaux, car au fond, est-ce réellement d'un fond qu'il s'agit dans le meilleur de la production de ce peintre ?

Plutôt un espace d'insertion que Picasso situe dans la continuité organique de la figure à laquelle est dévoluée le rôle d'ancrâge, qui fait signe. Nous pouvons envisager le corpus picassien par la métaphore du régime binaire de la systole opposée à la diastole. Ainsi serait-il illusoire d'entreprendre une lecture du système figural chez Picasso du seul point de vue de l'expansion du champ coloré limitant l'espace d'insertion de la figure qu'il représente, jusqu'à la réintégration complète de cette figure dans le continuum spatial. Plutôt un double mouvement, comme je le notais, à partir de ce que l'on peut appeler le classicisme de Picasso, un mouvement de disjonction radicale entre le fond et la forme et dont les effets échappent déjà au classicisme... Progressivement Picasso va s'attaquer à la radicale étrangeté du fond du tableau pour le faire advenir à son accomplissement en tant que figure associée au sujet qu'il s' est donné jusqu'à la complète interdépendance qui supprime toute possibilité visuelle de dissociation. Au fond, les tableaux de Pablo Picasso doivent être relus, du lieu où il assure son incomparable modernité, du fond ancien de la représentation, la figure désormais immédiate, synchronique de l'étendue du tableau.
Certainement, avec Picasso, nous avons un exemple remarquable de résistance expressionniste et figurative à cette tension implosive qui semble dominer la peinture depuis Manet, ce ne sont donc que les effets régionaux de cette tension qui concertent chez Picasso sa volonté de restaurer un objet consistant du tableau. Picasso se limitant à cette configuration interne qui se trouve être le cadre réel de ses compositions alors même que la voie du cubisme lui aurait permis le dégagement abstrait pour lequel semblaient militer les toiles de 1911-1912, c'est à Pollock que revient le mérite d'avoir su relancer et accomplir les tensions formelles qui dominaient à l'état latent la composition cubiste, en évacuant la volonté d'y promouvoir une forme privilégiée, une figure, et la figure même que représente le tableau, dont nous avons vu que pour Mondrian déjà, la limite était suspendue à la question d'une extériorité à gager, à regagner par l'élaboration d'une structure inductive. Le premier temps phénoménal de la pratique du dripping se constitue sur une impasse de toute représentation objectale par la suspension des sens du format et du geste convié à le résoudre par l'installation d'un réseau linéaire dont le principe de base soit la non-régulation l'indépendance infinie, l'ampliation illimitée.

En ce débordement du cadre institutionnel du geste pictural qui fonde la figure du tableau, Pollock vise la destruction, l'explosion de la dernière figure de notre regard et du corps, la première hiérarchie qu'il reconnaît, le tableau et la question posée par le peintre dans l'épandage de la couleur multipliée en relation à la limite de la différenciation chromatique est bien celle de la limite du geste, de la limite de l'inscription des faisceaux colorés, de la limite du recouvrement où la figure atomisée se retournerait soudain dans une équivalence de principe, une indifférenciation, un monochrome. L'expressionnisme de Pollock tient précisément en ceci qu'il porte à la limite, aux confins de l'arbitraire, à la porte de la résolution, le geste de l'ultime différence. Cet affolement pulsionnel, dont Pollock redresse des fragments, outre qu'il atomise par la seule conviction démesurée d'un éclat liquide résiduel de corps acharné, la mise en croix du regard, ressource suprême de tout l'art occidental, cet affolement retourne le sens de la peinture sur le signe de la confusion absolue et de la distraction désorientée où vient culminer la déflagration picturale de la fréquence colorée qui équivaut à l'incapacité du tableau ; et désormais seuls des fragments, des réductions orchestrées pour conférer une identité à ce qui n'en permet pas, restaurer un ordre sur le geste explosé d'une libre association illimitée.

A partir des fondations dont j'ai voulu distinguer quelques états, c'est à la monumentalité du projet dévorant de conduire la représentation à la plus haute abstraction de sa manifestation, qu'il nous faut bien songer à présent.

Si nous entendons que l'administration du geste pictural depuis 1860 s'efforce d'instaurer par de consécutives transformations orientées, la terreur pathétique de l'indifférence du monochrome, où se dissolvent à l'instant peinture et tableau pour l'aube d'un miroir, et la négociation ensuite, d'un nouveau trait premier fondateur d'une inscription inédite qui n'aurait plus le tableau pour socle, si nous entendons aussi les jeunes peintres aujourd'hui figurer les tournures périphériques d'une rédemption du tableau autour de son occlusion centrale, si nous entendons enfin que le seul portrait décisif désormais ne peut-être que la consécution elle-même des écarts minimums qui mènent l'absorption du plan dans la limite du pur reflet qu'il provoque, sans qu'aucun objet autre que le plan n'y soit l'ombre d'un projet, alors, la réunion des peintures que je convoque ici se doit d'être la préface d'une lecture nouvelle de l'attraction impérieuse qui domina un siècle déjà de menées qui transformaient l'objet sous l'empire prévisible de sa conclusion.

Préface encore d'une génération européenne antécédente, qu'une exposition future devrait hier lier au sens de cette détermination analytique, et qui prouverait que les conditions furent aussi posées sur le vieux continent, d'une mise en question aigüe des objectifs qui remplissait le tableau.

Ainsi cette réunion obéit-elle à ce double impératif d'une rétrospection qu'elle permet par la concentration inouïe représentée de l'économie qui inspira le corpus dont ces peintres aggravent la pesanteur et d'une démonstration générique des différents gestes, choisis pour leur radicalité, qui analysent l'héritage dont ils sont issus, et confrontent la volonté de construire une représentation, à la résorption ou à la déconstruction du tableau qui constitue leur ligne principielle commune.

Dès à présent, nous pouvons observer des pesanteurs généalogiques différentes, ou mieux, des contextes d' insertion multiples, dont la réunion sous la qualité des pratiques ici désignées, nous fournit un index des problématiques qui concourent à fonder cette appellation communautaire d'abstraction analytique.

Douze artistes donc, dont il est loisible de démontrer la spécificité, chacun se rapportant à un champ particulier d'investigation qu'il contribue à subvertir, tous animés d'une même question à l'adresse de la structure du tableau, et des justifications qu'il présuppose.

Si je me retourne sur la portée de cette réunion, et l'émotion que diffuse cette confrontation, est-il possible de ne point encore poser la question du dévouement au regard qu'engage précisément cette peinture drapée de l'ombre de sa conclusion, et ces peintres en particulier incorporent-ils dans leur traitement la question de ce rapport émotionnel et passionné qui nous portent à aimer leurs tableaux ? Le tableau contemporain produit-il entre autres effets transversaux ou fondamentalement l'analyse de ce qu'il inspire de dévouement du regard ? Le rôle ustensilaire du tableau comme support du désir, sa disposition d'encadrement contraignant du corps du spectateur, la réduction métonymique dont il est dépendant, représentation de la représentation, regard sur soi d'un regard de l'autre qui permettrait sa menée sous l'insigne du fétiche, l'épreuve de projection et de reconnaissance symbolique qu'il induit, l'appropriation différée qui constitue sa loi, me fait songer, quant à la nature du désir qui s'y porte, que nous devons considérer ici une trilogie pulsionnelle qui ne constitue d'aucune façon une dialectique mais un accord constitutionnel et organique de voir des tableaux, à fortiori de les posséder, en trois motions gigognes : narcissisme/fétichisme / homosexualité.

Sur l'enveloppe plane, brillante, et anonyme, à la hauteur du plateau recouvert de l'intention conjonctive de la fascination vient saillir le signe expansif, véhicule d'un accord pré-verbal, et avant même cette trace de l'autorité mobilisée, objectivée dans la perspective du tableau, que l'on songe sur cette surface-miroir avec Rosolato " au fait que le miroir est un objet fétiche par excellence; il se voile lui-même, car mieux il réfléchit plus il se fait oublier, et s'il semble se creuser d'images qu'il recueille, c'est pour mieux dissimuler sa surface infranchissable, inentamée d'objet; il répercute sans faiblir, tout en donnant l'illusion de recevoir une empreinte ou de s'ouvrir, d'où parmi d'autres raisons; la fascination qu'il exerce".

Au comble de sa saturation, de son recouvrement, par la voie même d'un réseau de simulations, ou d'un simulacre de lui-même, de l'exhibition expressive de ses potentialités matérielles, au comble encore de sa fragilité ou de son effacement, le tableau reste le comble de l'objet par sa capacité de les comprendre tous, y compris le désir qui les y porte, et toujours le nôtre de forcer cette impénétrabilité, d'y assurer une seconde main contre une poignée d'or. Là sur quoi se propage la mimique du peintre autant que la concentration de notre regard, gît l'ambivalence suprême du tableau, l'oscillation perpétuelle de son activité : enveloppe métaphorique du signe qui le recouvre et le présente, aussitôt que distingué pour ce qu'il n'est pas : un bouquet de coquelicots ou le passage d'une brosse, il se retranche derrière ce qu'il devient, un miroir habité de sa forme. C'est évidemment sur la démonstration de cette suture mais aussi de cette disjonction que la peinture moderne s'est élaboré, projetant souverainement de réduire ce chiasme, de convoquer un nouvel ordre, littéral, où, du tableau-objet à l'objet du tableau, au tableau de la représentation, exclue serait la différence, c'est à dire la profondeur. L'éclat, par où s'introduit et se soutient le regard, mis entre parenthèses, ce signe, à la surface du voile disposé à nous envelopper; par où nous entrons dans la scène de la vue, atomisé à la dimension du contour par le moyen d'un égal semis, indifférent, du pigment, le monochrome, nous déporte vers une nouvelle confrontation; de la station métonymique en laquelle s'ancrait le désir, se développe, comme d'un gant retourné, ce tableau pur, lisse, égal en sa valeur métaphorique. Tableau dont le seul objet réel demeurera son contour, défini négativement par son contexte.

Cette déshérence de l'objet particulier du tableau, qui affirme du même coup l'objet général que représente le tableau, ordonne la multiplication des versions de la métaphore généralisée comme la tournure du tableau réel dont l'artiste a dissout le semblant, a évacué la réalité. Sur cette barre de torsion où se décline originairement la différence constitutive du symbolique et de l'imaginaire, repose la fin et le re-commencement d'un regard, repose, multipliée, bouleversée et parfois bouleversante, la fracture, le réduit, comme produit de la réduction, ce qui fascine encore, et d' autant plus que c'est d'un manque, d'un suspend, que le regard peut s'autoriser à y voir toujours quelque chose, que le spectateur y projette ce qui le comble.

L'oeuvre d'art importante, celle qui fascinera longtemps encore, sera celle précisément qui aura su maintenir la force et la qualité de cette oscillation en procès, qui est l'oscillation même du fétiche dans la structure de la perversion. Et le peintre moderne joue sa modernité sur cette barre, ou dans cette limite si l'on préfère, qui croise l'objet de la représentation, la métaphore du miroir, sur la représentation d'un objet inouîe, transversal, au sens où il traverse de sa seule pesanteur et jamais de son effectuation le tableau. Que le tableau, finalement, fonctionne en digérant un désaveu de cette différence, je veux bien l'admettre, qu'il se charge au mieux d'en assurer la réconciliation, certes, et sous l'effet d'une dialectique organique, sans doute; mais il n'en demeure pas moins que cet objet du débord, (par où ça déborde), ce supplément qui manque, que l'on expose, que l'on achète, sur lequel on jouit; degré zéro, ombilic ou point final qui n'est jamais la fin en soi, reste le médiateur absolu par lequel le tableau s'obtient en tant que tel, c'est, même dans la plus somptueuse monochromie, ce reste qui en assure l'échangeabilité, donc la valeur princeps.

Le travail de réduction, de variation, de permutation, de translation du tableau autour de cette absence, voici l'oeuvre analytique de ces peintres, voilà la critique de la charge peu ou prou fantasmatique et perverse qu'y porte l'amateur dans le mouvement de sa délectation.

Car le peintre moderne dans et par pratique; la réunion ici en fait foi, pense cette prédisposition, (prédisposition) de son désir et de celui qui regarde face au tableau, et la condition qu'il assume pleinement est de ne donner à voir qu'un tableau dans les limites de l'oscillation de l'objet-tableau sur l'objet du tableau : la fracture du monochrome.


Bernard LAMARCHE VADEL.
 

De Supports Surfaces à l'Abstraction analytique in Opus

Si je considère ce numéro d'Opus international dont Gérald Gassiot-Talabot a eu la gentillesse de me confier la partie consacrée à l'abstraction analytique, je vois un morceau de gruyère. Je m'expliquerai donc sur le morceau le plus voyant de ce petit édifice à savoir ses trous. Outre des événements personnels qui m'ont gravement entravé dans la réalisation complète du programme que je projetais, il est d'autres circonstances sur lesquelles certaines défenses se sont soudainement levées à l'approche de leur étude, je ne citerai que l'histoire de Supports-Surfaces. Ce groupe apparaît en tant que tel après coup, alors qu'il ne fut qu'une suite de regroupements stratégiques successifs visant en particulier à assurer un équilibre qui demeurera toujours précaire entre la province et Paris.

Certes, je sais, par la confiance que m'accordent certains des protagonistes de cette nouvelle peinture,  les détails de rapprochements, querelles, démissions, etc. Cette histoire par ailleurs est celle d'un affrontement formel décisif entre les tenants d'une matériologie des systèmes de représentations plastiques et ceux du color-field, de la peinture pensée dans la suite directe des pratiques américaines.  A cet affrontement se sont greffés des rapports subjectifs entre les plasticiens qui à leur tour ont déterminé des scissions idéologies-politiques. L'art de mêler des impératifs théoriques, des priorités stratégiques et le multiple quotidien des sujets d'une histoire pour   faire l'Histoire, est l'apanage de l'université, je dis cela sans agressivité, je constate, et constate mêmement que saisi du fantasme de bricoler cette histoire-là, au fond, je répugne à donner corps au déballage des minutes de cette aventure que narrera un jour qui de droit ou se présumant tel.
Le présent cahier n'entend. pas représenter donc une belle totalité sur Supports-Surfaces. Si certains textes guident utilement le lecteur dans la problématique de ce qu'il est convenu d'appeler "la nouvelle peinture", qu'il sache, ce lecteur, que beaucoup d'autres textes, et certains excellents, sont disponibles dans d'autres revues ou catalogues, nous n'avons pas voulu opter pour la redondance, plutôt présenter quelques thèses ou artistes sur lesquels l'information serait réduite.  Il ne s'agit pas non plus, malgré les habitudes induites par le marché de l'art, d'un tiercé, ainsi Louis Cane, J.M. Meurice, Christian Jaccard, malgré la qualité internationalement reconnue de leurs travaux, ne sont malheureusement pas présents dans ce numéro ainsi que bon nombre d'autres peintres ou sculpteurs dont l'enjeu n'était point de faire l'anthologie Supports-Surfaces par la qualité de ses interventions,  sa représentation d'avant-garde, son infiltration très rapide dans les institutions, son succès commercial depuis quelques années, inévitablement, devenait le centre de projection d'une intense activité épigonique.
Par ailleurs, face à la fiction, réussie, d'un groupe s'assumant dans l'unité d'une problématique, je crois nécessaire d'élargir le concept représentant cette activité théorique et pratique nouvelle à l'endroit de la peinture, je proposais donc le vocable d"abstraction analytique", formule qui depuis a fait fortune... J'en vois en France les initiateurs directs en personnes de Martin Barré, Hantaï, Degottex, du groupe B.M.P.T., en Allemagne, à Berlin un artiste d'origine tchèque, Jan Kotik doit aussi être considéré comme l'un des précurseurs, son oeuvre inconnue encore en France traçait il y a dix ans déjà les accents des préoccupations de la jeune peinture. Une génération nouvelle tente actuellement de relayer l'institutionnalisation progressive de Supports-Surfaces en reprenant certains acquis de cette problématique et de celle du minimalisme. Les récents travaux de Roland Flexner et Vivien Isnard à Nice, ceux. de Scanareigh à Strasbourg, de Caillère, Touzenis, Thiolat, etc. à Paris démontrent dans leurs différences l'émergence de nouvelles pratiques relançant de façon tout à fait inédite les énoncés plastiques de ces dix dernières années. Enfin, l'exposé des tendances nouvelles de l'abstraction visant à la démonstration de cs moyens et à la réduction des effets extérieurs au travail matériel des composantes de la figure ne serait pas complet sans une mention faite des "petits-gris", groupe informel de peintres parisiens, favorisant un travail sur l'écriture du tableau, refoulant avec soin tout accent coloré et pratiquant, à mon avis fort névrotiquement, c'est-à-dire de façon toute convulsionnelle, des espaces de différences minimes sur leurs tableaux et entre eux au sein de leur tendance.
Voici donc un panorama des cheminements actuels ou se mesure un retour conséquent à l'étude des signifiants proprement picturaux où le métier de peindre "devient une pure vue sur la couleur, une autre vue sur le dessin et sur les formes, une autre vue sur le temps passé à peindre" comme l'écrivain récemment Louis Cane dans 'Le Métier de Peintre'.
Désubjectiver le rapport que nous entretenons au corpus peint et à la pratique picturale, retourner par la représentation la fantasmatique perverse qui s'installe à l'endroit de la représentation, être en critique permanente, ampliative du retour des extraterritorialités affectives ou déclaratives qui renseignent la peinture hors du lieu réel de son économie, tels sont les sens impliqués dans l'abstraction analytique.

Artistes associés

Martin Barré, Daniel Buren, Caillère, Louis Cane, jean Degottex, Marc Devade, Daniel Dezeuze, Noël Dolla, Roland Flexner, Robert Groborne, Simon Hantaï, Vivien Isnard, Christian Jaccard, Pierre Joly, J.M. Meurice, Olivier Mosset, Bernard Pagès, Michel Parmentier, Arthur Péricaud, Patrick Saytour, Jean-Marc Scanreigh, Dominique Thiolat, Niele Toroni, Georges Touzenis, Claude Viallat.

Artistes à rapprocher

Alan Charlton, Pierre Joly, Jan Kotik, Carmengloria Morales, Jürgen Paatz, Pino Pinelli, Tomas Rajlich, Gianfranco Zappettini, Jerry Zeniuk.

Courant, mouvement, lieu à rapprocher

Ja. Na. Pa., Peinture-peinture, Supports Surfaces.

Livres d'art en vente
Catalogue de l'exposition Abstraction Analytique, 1978Catalogue d'expositionAbstraction Analytique