Si je considère ce numéro d'Opus international dont Gérald Gassiot-Talabot a eu la gentillesse de me confier la partie consacrée à l'abstraction analytique, je vois un morceau de gruyère. Je m'expliquerai donc sur le morceau le plus voyant de ce petit édifice à savoir ses trous. Outre des événements personnels qui m'ont gravement entravé dans la réalisation complète du programme que je projetais, il est d'autres circonstances sur lesquelles certaines défenses se sont soudainement levées à l'approche de leur étude, je ne citerai que l'histoire de Supports-Surfaces. Ce groupe apparaît en tant que tel après coup, alors qu'il ne fut qu'une suite de regroupements stratégiques successifs visant en particulier à assurer un équilibre qui demeurera toujours précaire entre la province et Paris.
Certes, je sais, par la confiance que m'accordent certains des protagonistes de cette nouvelle peinture, les détails de rapprochements, querelles, démissions, etc. Cette histoire par ailleurs est celle d'un affrontement formel décisif entre les tenants d'une matériologie des systèmes de représentations plastiques et ceux du color-field, de la peinture pensée dans la suite directe des pratiques américaines. A cet affrontement se sont greffés des rapports subjectifs entre les plasticiens qui à leur tour ont déterminé des scissions idéologies-politiques. L'art de mêler des impératifs théoriques, des priorités stratégiques et le multiple quotidien des sujets d'une histoire pour faire l'Histoire, est l'apanage de l'université, je dis cela sans agressivité, je constate, et constate mêmement que saisi du fantasme de bricoler cette histoire-là, au fond, je répugne à donner corps au déballage des minutes de cette aventure que narrera un jour qui de droit ou se présumant tel.
Le présent cahier n'entend. pas représenter donc une belle totalité sur Supports-Surfaces. Si certains textes guident utilement le lecteur dans la problématique de ce qu'il est convenu d'appeler "la nouvelle peinture", qu'il sache, ce lecteur, que beaucoup d'autres textes, et certains excellents, sont disponibles dans d'autres revues ou catalogues, nous n'avons pas voulu opter pour la redondance, plutôt présenter quelques thèses ou artistes sur lesquels l'information serait réduite. Il ne s'agit pas non plus, malgré les habitudes induites par le marché de l'art, d'un tiercé, ainsi Louis Cane, J.M. Meurice, Christian Jaccard, malgré la qualité internationalement reconnue de leurs travaux, ne sont malheureusement pas présents dans ce numéro ainsi que bon nombre d'autres peintres ou sculpteurs dont l'enjeu n'était point de faire l'anthologie Supports-Surfaces par la qualité de ses interventions, sa représentation d'avant-garde, son infiltration très rapide dans les institutions, son succès commercial depuis quelques années, inévitablement, devenait le centre de projection d'une intense activité épigonique.
Par ailleurs, face à la fiction, réussie, d'un groupe s'assumant dans l'unité d'une problématique, je crois nécessaire d'élargir le concept représentant cette activité théorique et pratique nouvelle à l'endroit de la peinture, je proposais donc le vocable d"abstraction analytique", formule qui depuis a fait fortune... J'en vois en France les initiateurs directs en personnes de Martin Barré, Hantaï, Degottex, du groupe B.M.P.T., en Allemagne, à Berlin un artiste d'origine tchèque, Jan Kotik doit aussi être considéré comme l'un des précurseurs, son oeuvre inconnue encore en France traçait il y a dix ans déjà les accents des préoccupations de la jeune peinture. Une génération nouvelle tente actuellement de relayer l'institutionnalisation progressive de Supports-Surfaces en reprenant certains acquis de cette problématique et de celle du minimalisme. Les récents travaux de Roland Flexner et Vivien Isnard à Nice, ceux. de Scanareigh à Strasbourg, de Caillère, Touzenis, Thiolat, etc. à Paris démontrent dans leurs différences l'émergence de nouvelles pratiques relançant de façon tout à fait inédite les énoncés plastiques de ces dix dernières années. Enfin, l'exposé des tendances nouvelles de l'abstraction visant à la démonstration de cs moyens et à la réduction des effets extérieurs au travail matériel des composantes de la figure ne serait pas complet sans une mention faite des "petits-gris", groupe informel de peintres parisiens, favorisant un travail sur l'écriture du tableau, refoulant avec soin tout accent coloré et pratiquant, à mon avis fort névrotiquement, c'est-à-dire de façon toute convulsionnelle, des espaces de différences minimes sur leurs tableaux et entre eux au sein de leur tendance.
Voici donc un panorama des cheminements actuels ou se mesure un retour conséquent à l'étude des signifiants proprement picturaux où le métier de peindre "devient une pure vue sur la couleur, une autre vue sur le dessin et sur les formes, une autre vue sur le temps passé à peindre" comme l'écrivain récemment Louis Cane dans 'Le Métier de Peintre'.
Désubjectiver le rapport que nous entretenons au corpus peint et à la pratique picturale, retourner par la représentation la fantasmatique perverse qui s'installe à l'endroit de la représentation, être en critique permanente, ampliative du retour des extraterritorialités affectives ou déclaratives qui renseignent la peinture hors du lieu réel de son économie, tels sont les sens impliqués dans l'abstraction analytique.