Internationale Situationniste
L’internationale situationniste naît officiellement le 28 janvier 1957 à Cosio di Arroscia de la fusion entre l’Internationale Lettriste, le Mouvement international pour un Bauhaus Imaginiste (MIBI)et le Comité psychogéographique de Londres. Théorisé et inspiré par Guy Debord et sa femme Michèle Bernstein, bientôt rejoints par les peintres Asger Jorn, Giuseppe Pinot-Gallizio et Ralph Rumney, l’Internationale situationniste affirme sa volonté irréductible de changer le monde par la création de situations susceptibles de changer notre quotidien. Volontiers révolutionnaire, l’Internationale situationniste prend une part active dans les événements de 1968 avant de se dissoudre en 1972 après de multiples exclusions, comme celle des artistes du Groupe SPUR. L’internationale Situationniste aura réuni 72 membres. Les théories qui y sont abordées sont condensées et exposées dans le texte fondateur de Guy Debord : Rapport sur la construction de situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste.
Révolution et contre révolution dans la culture moderne.
Nous pensons d’abord qu’il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées.
Notre affaire est précisément l’emploi de certains moyens d’action et la découverte de nouveaux, plus facilement reconnaissables dans le domaine de la culture et des moeurs, mais appliqués dans une perspective d’une interaction avec tous les changements révolutionnaires.
Ce que l’on appelle la culture reflète, mais aussi préfigure, dans une société donnée, les possibilités d’organisation de la vie. Notre époque est caractérisée fondamentalement par le retard de l’action politique révolutionnaire sur le développement des possibilités modernes de production, qui exigent une organisation supérieure du monde.
Nous vivons une crise essentielle de l’histoire, où chaque année pose plus nettement le problème de la domination rationnelle des nouvelles forces productives, et de la formation d’une civilisation, à l’échelle mondiale. Cependant l’action du mouvement ouvrier international dont dépend le renversement préalable de l’infrastructure économique d’exploitation, n’est parvenue qu’à des demi-succès locaux. Le capitalisme invente de nouvelles formes de lutte - dirigisme du marché, accroissement du secteur de la distribution, gouvernements fascistes -; s’appuie sur les dégénérescences des directions ouvrières ; maquille, au moyen des diverses tactiques réformistes, les oppositions de classes. Ainsi il a pu maintenir jusqu’à présent les anciens rapports sociaux dans la grande majorité des pays hautement industrialisés, donc priver une société socialiste de sa base matérielle indispensable.
Au contraire , les pays sous-développés ou colonisés, engagés massivement depuis une dizaine d’années dans un combat plus sommaire contre l’impérialisme, viennent d’obtenir de très importants succès. Leurs succès aggravent les contradictions de l’économie capitaliste et, principalement dans le cas de la révolution chinoise, favorisent un renouveau de l’ensemble du mouvement révolutionnaire. Ce renouveau ne peut se borner à des réformes dans les pays capitalistes ou anti-capitalistes, mais au contraire, partout, développera des conflits posant la question du pouvoir.
L’éclatement de la culture moderne est le produit, sur le plan de la lutte idéologique, du paroxysme chaotique de ces antagonismes. Les décors nouveaux qui se définissent se trouvent formulés en porte-à-faux : les ressources de l’époque en permettent la réalisation, mais la structure économique retardataire est incapable de mettre en valeur ces ressources. En même temps l’idéologie de la classe dominante a perdu toute cohérence, par la dépréciation de ses successives conceptions du monde, qui l’incline à l’indéterminisme historique ; par la coexistence de pensées réactionnaires échelonnées chronologiquement, en principe ennemies, comme le christianisme et la social-démocratie ; par le mélange aussi des rapports de plusieurs civilisations étrangères à l’Occident contemporain, et dont on reconnaît depuis peu les valeurs. Le but principal de l’idéologie de la classe dominante est donc la confusion.
Dans la culture - en employant le mot culture nous laissons constamment de côté les aspects scientifiques ou des conceptions générales de l’enseignement. Nous désignons ainsi un complexe de l’esthétique, des sentiments et des moeurs : la réaction d’une époque sur la vie quotidienne - les procédés révolutionnaires confusionnistes sont, parallèlement, l’annexion partielle des valeurs nouvelles et une production anti-culturelle avec les moyens de la grande industrie (roman, cinéma), suite naturelle à l’abêtissement de jeunesse dans les écoles et les familles. L’idéologie dominante organise la banalisation des découvertes subversives, et les diffuse largement après stérilisation. Elle réussit même à se servir des individus subversifs : morts, par le truquage de leurs oeuvres ; vivants, grâce à la confusion idéologique d’ensemble, en les droguant avec une des mystiques dont elle tient commerce.
Une des contradictions de la bourgeoisie, dans sa phase de liquidation, se trouve être ainsi de respecter le principe de la création intellectuelle et artistique, de s’opposer d’emblée à ces créations, puis d’en faire usage. C’est qu’il faut maintenir dans une minorité le sens de la critique et de la recherche, mais sous conditions d’orienter cette activité vers des disciplines utilitaires strictement fragmentées, et d’écarter la critique et la recherche d’ensemble. Dans le domaine de la culture, la bourgeoisie s’efforce de détourner le goût du nouveau, dangereux pour elle à notre époque, vers certaines formes dégradées de nouveauté, inoffensives et confuses. Par les mécanismes commerciaux qui commandent l’activité culturelle, les tendances d’avant-garde sont coupées des fractions qui peuvent les soutenir, fractions déjà restreintes par l’ensemble des conditions sociales. Les gens qui se sont fait remarquer dans ces tendances sont admis généralement à titre individuel, au prix des reniements qui s’imposent : le pont capital du débat est toujours le renoncement à une revendication d’ensemble, et l’acceptation d’un travail fragmentaire, susceptible de diverses interprétations. C’est ce qui donne à ce titre même d’«avant-garde », toujours manié en fin de compte par la bourgeoisie, quelque chose de suspect et de ridicule.
La notion même d’avant-garde collective, avec l’aspect militant qu’elle implique, est un produit récent des conditions historiques qui entraînent en même temps la nécessité de lutter contre les forces qui empêchent le développement de ce programme. De tels groupements sont conduits à transposer dans leur sphère d’activité quelques méthodes d’organisation créées par la politique révolutionnaire, et leur action ne peut plus désormais se concevoir sans liaison avec une critique de la politique. A cet égard, la progression est notable entre le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme, et les mouvements formés après 1945. On découvre pourtant à chacun de ces stades la même volonté universaliste de changement ; et le même émiettement rapide, quand l’incapacité de changer assez profondément le monde réel entraîne un rempli défensif sur les politiques doctrinales mêmes dont l’insuffisance vient d’être révélée.
Le futurisme, dont l’influence se propagea à partir de l’Italie dans la période qui précéda la première guerre mondiale, adopté une attitude de bouleversement de la littérature et des arts, qui ne laissait pas d’apporter un grand nombre de nouveautés formelles, mais qui se trouvait seulement fondée sur une application extrêmement schématique de la notion de progrès machiniste. La puérilité de l’optimisme technique futuriste disparition avec la période d’euphorie bourgeoise qui l’avait porté. Le futurisme italien s’effondra, di nationalisme au fascisme, sans jamais parvenir à une vision théorique plus complète de son temps.
Le dadaïsme, constitué par des réfugiés et des déserteurs de la première guerre mondiale à Zurich et à New-York voulut être le refus de toutes les valeurs dela société bourgeoise, dont la famille venait d’apparaître avec éclat. Ses violentes manifestations, dans l’Allemagne et la France de l’après-guerre, portèrent principalement sur la destruction de l’art et de l’écriture, et, dans une moindre mesure, sur certaines formes de comportement (spectacle, discours, promenade délibérément imbéciles). Son rôle historique est d’avoir porté un coup mortel à la conception traditionnelle de la culture. La dissolution presque immédiate du dadaïsme était nécessitée par sa définition entièrement négative. Mais il est certain que l’esprit dadaïste a déterminé une part de tous les mouvements qui lui ont succédé ; et qu’un aspect de négation, historiquement dadaïste, devra se retrouver dans toute position constructive ultérieure tant que n’auront pas été balayées par la force les conditions sociales qui imposent la réédition de superstructures pourries, dont le procès intellectuel est bien fini.
Les créateurs du surréalisme, qui avaient participé en France au mouvement dada, s’efforcèrent de définir le terrain d’une action constructive, à partit de la révolte morale et de l’usure extrême des moyens traditionnels de communication marquées par le dadaïsme. Le surréalisme, parti d’une application poétique de la psychologie freudienne, étendit les méthodes qu’il avait découvertes à la Peinture, au cinéma, à quelques aspects de la vie quotidienne. Puis sous une forme diffuse, très au-delà. En effet, il ne s’agit pas, pour une entreprise de cette nature, d’avoir absolument ou relativement raison, mais de parvenir à catalyser, pour un certain temps, les désirs d’une époque. La période de progrès du surréalisme, marquée par la liquidation de l’idéalisme et un moment de ralliement au matérialisme dialectique, s’arrêté peu après 1930, mais sa décadence en fut manifeste qu’à la fin de la deuxième guerre mondiale. Le surréalisme s’était dès lors étendu à un assez grand nombre de nations. Il avait en outre inauguré une discipline dont il ne faut pas surestimer la rigueur, tempérée souvent par des considérations commerciales, mais qui était une efficace mesure de lutte contre les mécanismes confusionnistes de la bourgeoisie.
Le programme surréaliste, affirmant la souveraineté du désir et de la surprise, proposant un nouvel usage de la vie, est beaucoup plus riche de possibilités constructives qu’on ne le pense généralement. Il est certain que le manque de moyens matériels de réalisation a gravement limité l’ampleur du surréalisme. Mais l’aboutissement spirite de ses premiers meneurs, et surtout la médiocrité des épigones, obligent à chercher la négation du développement de la théorie surréaliste à l’origine de cette théorie.
L’erreur qui est la racine du surréalisme est l’idée de la richesse infinie de l’imagination inconsciente. La cause de l’échec idéologique du surréalisme, c’est d’avoir parié que l’inconscient était était la grande force, enfin découverte, de la vie. C’est d’avoir révisé l’histoire des idées en conséquence et de l’avoir arrêtée là. Nous savons finalement que l’imagination inconsciente est pauvre, que l’écriture automatique est monotone, et que tout est un genre d’ « insolite » qui affiche de loin l’immuable allure surréaliste est extrêmement peu surprenant. La fidélité formelle à ce style d’imagination finit par ramener aux antipodes des conditions modernes de l’imaginaire : à l’occultisme traditionnel. A quel point le surréalisme est resté dans le dépendance de son hypothèse de l’inconscient, on le mesure dans le travail d’approfondissement théorique tenté par la deuxième génération de surréalistes : Calas et Mabille rattachent tout aux deux aspects successifs de la pratique surréaliste de l’inconscient - pour le premier, la psychanalyse ; les influences cosmiques pour le second. En fait, la découverte du rôle de l’inconscient a été une surprise, une nouveauté, non la loi des surprises et des nouveautés futures. Freud avait fini par découvrir cela aussi quand il écrivait : « Tout ce qui est conscient s’use. Ce qui est inconscient demeure inaltérable. Mais une fois délivré, ne tombe-t-il pas en ruines à son tour ? ».
Le Surréalisme, s’opposant à une société apparemment irrationnelle, où la rupture était poussée jusqu’à l’absurde entre la réalité et les valeurs encore fortement proclamées, se servir contre elle de l’irrationnel pour détruire ses valeurs factices, mais se sert à son tour ouvertement de l’irrationnel, et des survivances surréalistes par la même occasion. La bourgeoisie doit surtout empêcher un nouveau départ de la pensée révolutionnaire. Elle a eu conscience du caractère menaçant du surréalisme. Elle se plait à constater, maintenant qu’elle a pu le dissoudre dans le commerce esthétique courant, qu’il avait atteint le point extrême du désordre. Elle en cultive ainsi une sorte de nostalgie, en même temps qu’elle discrédite toute recherche nouvelle en la ramenant automatiquement au déjà-vu surréaliste, c’est-à-dire à une défaite qui, pour elle, ne peut plus être remise en question par personne. Le refus de l’aliénation dans la société de morale chrétienne a conduit quelques hommes au respect de l’aliénation pleinement irrationnelle des sociétés primitives, voilà tout. Il faut aller plus avant, et rationaliser davantage le monde, première condition pour le passionner.
La décomposition, stade suprême de la pensée bourgeoise
La culture prétendue moderne a ses deux principaux centres, à Paris et Moscou. Les modes parties de Paris, dans l’élaboration desquelles les Français ne sont pas majoritaires, influencent l’Europe, l’Amérique et les autre pays évolués de la zone capitaliste, comme le japon. Les modes imposées administrativement par Moscou influencent la totalité des Etats ouvriers et, dans une faible mesure, réagissent sur Paris et sa zone d’influence européenne. L’influence de Moscou est d’origine directement politique. Pour s’expliquer l’influence traditionnelle, encore maintenue, de Paris, il faut tenir compte d’une avance acquise dans la concentration professionnelle.
La pensée bourgeoise perdue dans la confusion systématique, la pensée marxiste profondément altérée dans les Etats ouvriers, le conservatisme règne à l'Est et à l'Ouest, principalement dans le domaine de la culture et des mœurs. Il s'affiche à Moscou, en reprenant les attitudes typiques de la petite-bourgeoisie du XIXe siècle. Il se déguise à Paris, en anarchisme, cynisme ou humour. Bien que les deux cultures dominantes soient foncièrement inaptes à s'intégrer les problèmes réels de notre temps, on peut dire que l'expérience a été poussée plus loin en Occident ; et que la zone de Moscou fait figure île région sous-développée, dans cet ordre de la production.
Dans la zone bourgeoise, où a été tolérée dans l'ensemble une apparence de liberté intellectuelle, la connaissance du mouvement des idées ou la vision confuse des multiples transformations du milieu favorisent la prise de conscience d'un bouleversement en cours, dont les ressorts sont incontrôlables. La sensibilité régnante essaie de s'adapter, cour en empêchant de nouveaux changements qui lui sont, en dernière analyse, forcément nuisibles. Les solutions proposées en même temps par les courants rétrogrades se ramènent obligatoirement à trois attitudes : la prolongation des modes apportées par la crise dada-surréalisme (qui n'est que l'expression culturelle élaborée d'un état d'esprit qui se manifeste spontanément partout quand s'écroulent, après les modes de vie du passé, les raisons de vivre jusqu'alors admises) ; l'installation dans les ruines mentales ; enfin le retour loin en arrière.
Pour ce qui est des modes persistantes, une forme diluée du surréalisme se rencontre partout. Elle a tous les goûts de l'époque surréaliste, et aucune de ses idées. La répétition est son esthétique. Les restes du mouvement surréaliste orthodoxe, à ce stade sénile-occultiste, sont aussi incapables d'avoir une position idéologique que d'inventer quoi que ce soit : ils cautionnent des charlatanismes toujours plus vulgaires, et en demandent d'autres.
L'installation dans la nullité est la solution culturelle qui s'est fait connaître avec le plus de force dans les années qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale. Elle laisse le choix entre deux possibilités qui ont été abondamment illustrées : la dissimulation du néant au moyen d'un vocabulaire approprié ; ou son affirmation désinvolte.
La première option est célèbre surtout depuis la littérature existentialiste, reproduisant, sous le couvert d'une philosophie d'emprunt, les aspects les plus médiocres de révolution culturelle des trente années précédentes ; et soutenant son intérêt, d'origine publicitaire, par des contrefaçons du marxisme ou de la psychanalyse ; ou même par des engagements et démissions politiques réitérés, à l'aveuglette. Ces procédés ont eu un très grand nombre de suiveurs, affichés ou sournois. Le durable fourmillement de la peinture abstraite, et des théoriciens qui la définissent, est un fait de même nature, d'une ampleur comparable.
L'affirmation joyeuse d'une parfaite nullité mentale constitue le phénomène qui est appelé, dans la néo-littérature récente, « le cynisme des jeunes romanciers de droite ». Il s'étend bien au-delà des gens de droite, des romanciers, ou de leur semi-jeunesse.
Parmi les tendances qui réclament un retour au passé, la doctrine réa-liste-socialiste se montre la plus hardie parce qu'en prétendant s'appuyer sur les conclusions d'un mouvement révolutionnaire, elle peut soutenir dans le domaine de la création culturelle une position indéfendable. A la Conférence des musiciens soviétiques, en 1948, Andreï Jdanov montrait l'enjeu de sa répression théorique : « Avons-nous bien fait de maintenir les trésors de la peinture classique et de mettre en déroute les liquidateurs de la peinture ? Est-ce que la survivance de telles "écoles" n'aurait pas signifié la liquidation de la peinture ? » En présence de cette liquidation de la peinture, et de beaucoup d'autres liquidations, la bourgeoisie occidentale évoluée, constatant l'écroulement de tous ses systèmes de valeurs, mise sur la décomposition idéologique complète, par réaction désespérée et par opportunisme politique. Au contraire, Jdanov - avec le goût caractéristique du parvenu - se reconnaît dans le petit-bourgeois qui est contre la décomposition des valeurs culturelles du siècle dernier ; et ne voit rien d'autre à tenter qu'une restauration autoritaire de ces valeurs. Il est assez irréaliste pour croire que des circonstances politiques éphémères et localisées donnent le pouvoir d'escamoter les problèmes généraux d'une époque, si l'on oblige à reprendre l'étude des problèmes dépassés, après avoir exclu par hypothèse toutes les conclusions que l'Histoire a tirées de ces problèmes, en leur temps.
La propagande traditionnelle des organisations religieuses, et principalement du catholicisme, est proche, par la forme et quelques aspects du contenu, de ce réalisme-socialiste. Par une propagande invariable, le catholicisme défend une structure idéologique d'ensemble qu'il est seul, parmi les forces du passé, à posséder encore. Mais pour ressaisir les secteurs, de plus en plus nombreux, qui échappent à son influence, l'Église catholique poursuit, parallèlement à sa propagande traditionnelle, une mainmise sur les formes culturelles modernes, principalement parmi celles qui relèvent de la nullité théoriquement compliquée - la peinture dite informelle, par exemple. Les réactionnaires catholiques ont en effet cet avantage, par rapport aux autres tendances bourgeoises, qu'étant assurés d'une hiérarchie de valeurs permanentes, il leur est d'autant plus facile de pousser gaiement la décomposition à l'extrême dans la discipline ou ils se distinguent.
L'aboutissement présent de la crise de la culture moderne est la décomposition idéologique. Rien de nouveau ne peut plus se bâtir sur ces ruines, et le simple exercice de l'esprit critique devient impossible, tout jugement se heurtant aux autres, et chacun se référant à des débris de systèmes d'ensemble désaffectés, ou à des impératifs sentimentaux personnels.
La décomposition a tout gagné. On n'en est plus à voir l'emploi massif de la publicité commerciale influencer toujours davantage les jugements sur la création culturelle, ce qui était un processus ancien. On vient de parvenir à un point d'absence idéologique où seule agit l'activité publicitaire, à l'exclusion de tout jugement critique préalable, mais non sans entraîner un réflexe conditionné du jugement critique. Le jeu complexe des techniques de vente en vient à créer, automatiquement, et à la surprise générale des professionnels, des pseudo-sujets de discussion culturelle. C'est l'importance sociologique du phénomène Sagan-Drouet, expérience menée à bien en France dans les trois dernières années, et dont le retentissement aurait même passé les limites de la zone culturelle axée sur Paris, en provoquant de l'intérêt dans les Etats ouvriers. Les juges professionnels de la culture, en présence du phénomène Sagan-Drouet, sentent le résultat imprévisible de mécanismes qui leur échappent, et l'expliquent généralement par les procédés de réclame du cirque. Mais à cause de leur métier, ils se trouvent forcés de s'opposer, par des fantômes de critiques, au sujet de ces fantômes d'œuvres (une œuvre dont l'intérêt est Inexplicable constitue d'ailleurs le plus riche sujet pour la critique confusionniste bourgeoise).
Ils restent forcément inconscients du fait que les mécanismes intellectuels de la critique leur avaient échappé longtemps avant que des mécanismes extérieurs ne viennent exploiter ce vide. Ils se défendent de reconnaître en Sagan-Drouet le revers ridicule du changement des moyens d'expression en moyen d'action sur la vie quotidienne. Ce processus de dépassement a rendu la vie de l'auteur de plus en plus importante relativement à son œuvre. Puis, la période des expressions importantes étant parvenue à sa réduction ultime, il n'est resté de possibilité d'importance que dans le personnage de l'auteur qui, justement, ne pouvait plus rien avoir de notable que son âge, un vice à la mode, un ancien métier pittoresque.
L'opposition qu'il faut maintenant unir contre la décomposition idéologique ne doit d'ailleurs pas s'attacher à critiquer les bouffonneries qui se produisent dans les formes condamnées, comme la poésie ou le roman. Il faut critiquer les activités importantes pour l'avenir, celles dont nous devons nous servir. C'est un signe plus grave de la décomposition idéologique actuelle, que de voir la théorie fonctionnaliste de l'architecture se fonder sur les conceptions les plus réactionnaires de la société et de la morale. C'est-à-dire qu'à des apports partiels passagèrement valables du premier Bauhaus ou de l'école de Le Corbusier s'ajoute en contrebande une notion excessivement arriérée de la vie et de son cadre.
Cependant tout indique, depuis 1956, que nous encrons dans une nouvelle phase de la lutte ; et qu'une poussée des forces révolutionnaires, se heurtant sur tous les fronts aux plus désespérants obstacles, commence à changer les conditions de la période précédente. On peut voir en même temps le réalisme-socialiste commencer à reculer dans les pays du camp anticapitaliste, avec la réaction staliniste qui l’avait produit ; la culture Sagan-Drouet marquer un stade probablement indépassable de la décadence bourgeoise ; enfin une relative prise de conscience, en Occident, de l'épuisement des expédients culturels qui ont servi depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La minorité avant-gardiste peut retrouver une valeur positive.
Rôle des tendances minoritaires dans la période de reflux
Le reflux du mouvement révolutionnaire mondial, qui est manifeste quelques années après 1920 et qui va s'accentuant jusqu'aux approches de 1950, est suivi, avec un décalage de cinq ou six ans, par un reflux des mouvements qui ont essayé d'affirmer des nouveautés libératrices dans la culture et dans la vie quotidienne. L'importance idéologique et matérielle de tels mouvements diminue sans cesse, jusqu'à un point d'isolement total dans la société. Leur action, qui dans des conditions plus favorables peut entraîner un renouvellement brusque du climat affectif, s'affaiblit jusqu'à ce que les tendances conservatrices parviennent à lui interdire toute pénétration directe dans le jeu truqué de la culture officielle. Ces mouvements, éliminés de leur rôle dans la production des valeurs nouvelles, en viennent à constituer une armée de réserve du travail intellectuel, où la bourgeoisie peut puiser des individus qui ajouteront des nuances inédites à sa propagande.
À ce point de dissolution, l'importance de l'avant-garde expérimentale dans la société est apparemment inférieure à celle des tendances pseudomodernistes qui ne se donnent aucunement la peine d'afficher une volonté de changement, mais qui représentent, avec de grands moyens; la face moderne de la culture admise. Cependant, tous ceux qui ont une place dans la production réelle de la culture moderne, et qui découvrent leurs intérêts en tant que producteurs de cette culture, d'autant plus vivement qu'ils sont réduits à une position négative, développent à partir de ces données une conscience qui fait forcément défaut aux comédiens modernistes de la société finissante. L'indigence de la culture admise, et son monopole sur les moyens de production culturelle, entraînent une indigence proportionnelle de la théorie et des manifestations de l'avant-garde. Mais c'est seulement dans cette avant-garde que se constitue insensiblement une nouvelle conception révolutionnaire de la culture. Cette nouvelle conception doit s'affirmer au moment où la culture dominante et les ébauches de culture oppositionnelle parviennent au point extrême de leur séparation, et de leur impuissance réciproque.
L'histoire de la culture moderne dans la période de reflux révolutionnaire est ainsi l'histoire de la réduction théorique et pratique du mouvement de renouvellement, jusqu'à la ségrégation des tendances minoritaires ; et jusqu'à la domination sans partage de la décomposition.
Entre 1930 et la Deuxième Guerre mondiale on assiste au déclin continu du surréalisme en tant que force révolutionnaire, en même temps qu'à l'extension de son influence très au-delà de son contrôle. L'après-guerre entraîne la liquidation rapide du surréalisme par les deux éléments qui ont brisé son développement vers 1930 : le manque de possibilités de renouvellement théorique, et le reflux de la révolution, se traduisant par la réaction politique et culturelle dans le mouvement ouvrier.
Ce deuxième élément est immédiatement déterminant, par exemple, dans la disparition du groupe surréaliste de Roumanie.
Au contraire, c'est surtout le premier de ces éléments qui condamne à un éclatement rapide le mouvement surréaliste-révolutionnaire en France et en Belgique. Sauf eh Belgique, où une fraction venue du surréalisme s'est maintenue sur une position expérimentale valable, toutes les tendances surréalistes éparses dans le monde ont rejoint le camp de l'idéalisme mystique.
Ralliant une partie du mouvement surréaliste-révolutionnaire, une « Internationale des artistes expérimentaux » - qui publiait la revue Cobra, Copenhague-Bruxelles-Amsterdam - fut constituée entre 1949 et 1951 au Danemark, en Hollande et en Belgique ; puis étendue à l'Allemagne. Le mérite de ces groupes fut de comprendre qu'une telle organisation est exigée par la complexité et Retendue des problèmes actuels. Mais le manque de rigueur idéologique, l'aspect principalement plastique de leurs recherches, l'absence surtout d'une théorie d'ensemble des conditions et des perspectives de leur expérience entraînèrent leur dispersion.
Le lettrisme, en France, était parti d'une opposition complète à tout le mouvement esthétique connu, dont il analysait justement le dépérissement constant. Se proposant la création ininterrompue de nouvelles formes, dans tous les domaines, le groupe lettriste, entre 1946 et 1952, entretint une agitation salutaire. Mais, ayant généralement admis que les disciplines esthétiques devaient prendre un nouveau départ dans un cadre général similaire à l'ancien, cette erreur idéaliste limita ses productions à quelques expériences dérisoires. En 1952, la gauche lettriste s'organisa en « Internationale lettriste », et expulsa la fraction attardée. Dans l'Internationale lettriste se poursuivit, à travers de vives luttes de tendances, la recherche de nouveaux procédés d'intervention dans la vie quotidienne.
En Italie, à l'exception du groupe expérimental antifonctionnaliste qui forma en 1955 la plus solide section du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, les tentatives de formation d'avant-gardes rattachées aux vieilles perspectives artistiques ne parvinrent même pas à une expression théorique.
Cependant, des Etats-Unis au Japon, dominait le suivisme de la culture occidentale, dans ce qu'elle a d'anodin et de vulgarisé (l'avant-garde des Etats-Unis, qui a coutume de se rassembler dans la colonie américaine de Paris, s'y trouve isolée du point de vue idéologique, social, et même écologique, dans le plus plat conformisme). Les productions des peuples qui sont encore soumis à un colonialisme culturel - causé souvent par l'oppression politique - alors même qu'elles sont progressives dans leur pays, ont un rôle réactionnaire dans les centres culturels avances.
En effet les critiques qui ont lié toute leur carrière à des références dépassées avec les anciens systèmes de création, feignent de trouver des nouveautés selon leur cœur dans le cinéma grec ou le roman guatémaltèque. Ils recourent ainsi à un exotisme, qui se trouve être anti-exotique puisqu'il s'agit de la réapparition de vieilles formes exploitées avec retard dans d'autres nations, mais qui a bien la fonction principale de l'exotisme : la fuite hors des conditions réelles de la vie et de la création.
Dans les Etats ouvriers, seule l'expérience menée par Brecht à Berlin est proche, par sa mise en question de la notion classique de spectacle, des constructions qui nous importent aujourd'hui. Seul Brecht a réussi à résister à la sottise du réalisme-socialiste au pouvoir. Maintenant que le réalisme-socialiste se disloque, on peut tout attendre de l'irruption révolutionnaire des intellectuels des États ouvriers dans les vrais problèmes de la culture moderne. Si le jdanovisme a été l'expression la plus pure, non seulement de la dégénérescence culturelle du mouvement ouvrier, mais également de la position culturelle conservatrice dans le monde bourgeois, ceux qui en ce moment, à l'Est, se dressent contre le jdanovisme ne pourront pas le faire, quelles que soient leurs intentions subjectives, en faveur d'une plus grande liberté créative qui serait seulement, par exemple, celle de Cocteau. Le sens objectif d'une négation du jdanovisme, il faut bien voir que c'est la négation de la négation jdanoviste de la « liquidation ». Le seul dépassement possible du jdanovisme sera l'exercice d'une liberté réelle, qui est la connaissance de la nécessité présente.
Ici, de même, les années qui viennent de passer n'ont été, tout au plus, qu'une période de résistance confuse au règne confus de la sottise rétrograde. Nous n'étions pas tant. Mais nous ne devons pas nous attarder sur les goûts, ou les petites trouvailles de cette période. Les problèmes de la création culturelle ne peuvent plus être résolus qu'en relation avec une nouvelle avance de la révolution mondiale.
Plate-forme d'une opposition provisoire
Une action révolutionnaire dans la culture ne saurait avoir pour but de traduire ou d'expliquer la vie, mais de l'élargir. Il faut faire reculer partout le malheur. La révolution n'est pas toute dans la question de savoir à quel niveau de production parvient l'industrie lourde, et qui en sera maître. Avec l'exploitation de l'homme doivent mourir les passions, les compensations et les habitudes qui en étaient les produits.
Il faut définir de nouveaux désirs, en rapport avec les possibilités d'aujourd'hui. Il faut déjà, au plus fort de la lutte entre la société actuelle et les forces qui vont la détruire, trouver les premiers éléments d'une construction supérieure du milieu, et de nouvelles conditions de comportement. Ceci à titre d'expérience, comme de propagande. Tout le reste appartient au passé, et le sert.
Il faut entreprendre maintenant un travail collectif organisé, tendant à un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne. C'est-à-dire que nous devons d'abord reconnaître l'interdépendance de ces moyens, dans la perspective d'une plus grande domination de la nature, d'une plus grande liberté.: - Nous devons construire des ambiances nouvelles qui soient à la fois le produit et l'instrument de comportements nouveaux. Pour ce faire, il faut utiliser empiriquement, au départ, les démarches quotidiennes et:les formes culturelles qui existent actuellement, en leur contestant toute valeur propre. Le critère même de nouveauté, d'invention formelle, a perdu son sens dans le cadre traditionnel d'un art, c'est-à-dire d'un moyen fragmentaire insuffisant, dont les rénovations partielles sont périmées d'avance - donc impossibles.
Nous ne devons pas refuser la culture moderne, mais nous en emparer, pour la nier. Il ne peut y avoir d'intellectuel révolutionnaire s'il ne reconnaît la révolution culturelle devant laquelle nous nous trouvons. Un intellectuel créateur ne peut être révolutionnaire en soutenant simplement la politique d'un parti, serait-ce par des moyens originaux, mais bien en travaillant, au côté des partis, au changement nécessaire de toutes les superstructures culturelles. De même, ce qui détermine en dernier ressort la qualité d'intellectuel bourgeois, ce n'est ni l'origine sociale, ni la connaissance d'une culture - point de départ commun de la critique et de la création -, c'est un rôle dans la production des formes historiquement bourgeoises de la culture. Les: auteurs à Opinions politiques révolutionnaires, quand la critique littéraire bourgeoise les félicite, devraient chercher quelles fautes ils ont commises.
L'union de plusieurs tendances expérimentales pour un front révolutionnaire dans la culture, commencée au congrès tenu à Alba, en Italie, à la fin de 1956, suppose que nous ne négligions pas trois facteurs importants.
Tout d'abord, il faut exiger un accord complet des personnes et des groupes qui participent à cette action unie, et ne pas faciliter cet accord en permettant qu'ils s'en dissimulent certaines conséquences. On doit tenir à l'écart les plaisantins, ou les arrivistes qui ont l'inconscience de vouloir arriver par une telle voie.
Ensuite, il faut rappeler que si toute attitude réellement expérimentale est utilisable, l'emploi abusif de ce mot a très souvent tenté de justifier une action artistique dans une structure actuelle, c'est-à-dire trouvée auparavant par d'autres. La seule démarche expérimentale valable se fonde sur la critique exacte des conditions existantes, et leur dépassement délibéré. Il faut signifier une fois pour toutes que l'on ne saurait appeler création ce qui n'est qu'expression personnelle dans le cadre de moyens créés par d'autres. La création n'est pas l'arrangement des objets et des formes, c'est ['invention de nouvelles lois sur cet arrangement.
Enfin, il faut liquider parmi nous le sectarisme, qui s'oppose à l'unité d'action avec des alliés possibles, pour des buts définis, qui empêche le noyautage d'organisations parallèles. L'internationale lettriste, entre 1952 et 1955, après quelques épurations nécessaires, s'est orientée continuellement vers une sorte de rigueur absolue menant à un isolement et une inefficacité également absolus, et favorisant à la longue un certain immobilisme, une dégénérescence de l'esprit de critique et de découverte. Il faut dépasser définitivement cette conduite sectaire en faveur d'actions réelles. Sur ce seul critère nous devons rejoindre ou quitter des camarades. Naturellement ceci ne veut pas dire que nous devons renoncer aux ruptures, comme tout le monde nous y invite. Nous pensons au contraire qu'il faut aller encore plus loin dans la rupture avec les habitudes et les personnes.
Nous devons définir collectivement notre programme et le réaliser d'une manière disciplinée, par tous les moyens, même artistiques.
Vers une Internationale situationniste
Notre idée centrale est celle de la construction de situations, c'est-à-dire la construction concrète d'ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure. Nous devons mettre au point une intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perpétuelle interaction : le décor matériel de la vie ; les comportements qu'il entraîne et qui le bouleversent.
Nos perspectives d'action sur le décor aboutissent, dans leur dernier développement, à la conception d'un urbanisme unitaire. L'urbanisme unitaire se définit premièrement par l'emploi de l'ensemble des arts et des techniques, comme moyens concourant à une composition intégrale du milieu. Il faut envisager cet ensemble comme infiniment plus étendu que l'ancien empire de l'architecture sur les arts traditionnels,
ou que l'actuelle application occasionnelle à l'urbanisme anarchique de techniques spécialisées, ou d'investigations scientifiques comme l'écologie.
L'urbanisme unitaire devra dominer aussi bien, par exemple, le milieu sonore que la distribution des différentes variétés de boisson ou de nourriture. Il devra embrasser la création de formes nouvelles et le détournement des formes connues de l'architecture et de l'urbanisme - également le détournement de la poésie ou du cinéma anciens. L'art intégral, dont on a tant parlé, ne pouvait se réaliser qu'au niveau de l'urbanisme. Mais il ne saurait plus correspondre à aucune des définitions traditionnelles de l'esthétique. Dans chacune de ses villes expérimentales, l'urbanisme unitaire agira par un certain nombre de champs de forces, que nous pouvons momentanément désigner par le terme classique de quartier. Chaque quartier pourra tendre à une harmonie précise, et en rupture avec les harmonies voisines ; ou bien pourra jouer sur un maximum de rupture d'harmonie interne.
Deuxièmement, l'urbanisme unitaire est dynamique, c'est-à-dire en rapport étroit avec des styles de comportement. L'élément le plus réduit de l'urbanisme unitaire n'est pas la maison, mais le complexe architectural, qui est la réunion de tous les facteurs conditionnant une ambiance, ou une série d'ambiances heurtées, à l'échelle de la situation construite. Le développement spatial doit tenir compte des réalités affectives que la ville expérimentale va déterminer. Un de nos camarades a avancé une théorie des quartiers états d'âme, suivant laquelle chaque quartier d'une ville devrait tendre à provoquer un sentiment simple, auquel le sujet s'exposerait en connaissance de cause. Il semble qu'un tel projet tire d'opportunes conclusions d'un mouvement de dépréciation des sentiments primaires accidentels, et que sa réalisation puisse contribuer à accélérer ce mouvement. Les camarades qui réclament une nouvelle architecture, une architecture libre, doivent comprendre que cette nouvelle architecture ne jouera pas d'abord sur des lignes et des formes libres, poétiques - au sens de ces mots dont se réclame aujourd'hui une peinture d'« abstraction lyrique » -, mais plutôt sur les effets d'atmosphère des pièces, des couloirs, des rues, atmosphère liée aux gestes qu'elle contient.
L'architecture doit avancer en prenant comme matière des situations émouvantes, plus que des formes émouvantes. Et les expériences menées à partir de cette matière conduiront à des formes inconnues. La recherche psychogéographique, « étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus », prend donc ainsi son double sens d'observation active des agglomérations urbaines d'aujourd'hui, et d'établissement des hypothèses sur la structure d'une ville situationniste.
Le progrès de la psychogéographie dépend assez largement de l'extension statistique de ses méthodes d'observation, mais principalement de l'expérimentation par des interventions concrètes dans l'urbanisme. Jusqu'à ce stade on ne peut être assuré de la vérité objective des premières données psychogéographiques. Mais quand bien même ces données seraient fausses, elles seraient assurément les fausses solutions d'un vrai problème.
Notre action sur le comportement, en liaison avec les autres aspects souhaitables d'une révolution dans les mœurs, peut se définir sommairement par l'invention de jeux d'une essence nouvelle. Le but le plus général doit être d'élargir la part non médiocre de la vie, d'en diminuer, autant qu'il est possible, les moments nuls. On peut donc en parler comme d'une entreprise d'augmentation quantitative de la vie humaine, plus sérieuse que les procédés biologiques étudiés actuellement. Par là même, elle implique une augmentation qualitative dont les développements sont imprévisibles. Le jeu situationniste se distingue de la conception classique du jeu par la négation radicale des caractères ludiques de compétition, et de séparation de la vie courante. Par contre, le jeu situationniste n'apparaît pas distinct d'un choix moral, qui est la prise de parti pour ce qui assure le règne futur de la liberté et du jeu. Ceci est évidemment lié à la certitude de l'augmentation continuelle et rapide des loisirs, au niveau de forces productives où parvient notre époque. C'est également lié à la reconnaissance du fait que se livre sous nos yeux une bataille des loisirs, dont l'importance dans la lutte de classes n'a pas été suffisamment analysée.
À ce jour, la classe dominante réussit à se servir des loisirs que le prolétariat révolutionnaire lui a arrachés, en développant un vaste secteur industriel des loisirs qui est un incomparable instrument d'abrutissement du prolétariat par des sous-produits de l'idéologie mystificatrice et des goûts de la bourgeoisie. Il faut probablement chercher du côté de cène abondance de bassesses télévisées une des raisons de l'incapacité de la classe ouvrière américaine à se politiser. En obtenant, par la pression collective, une légère élévation du prix de son travail au-dessus du minimum nécessaire à la production de ce travail, le prolétariat n'élargit pas seulement son pouvoir de lutte, il élargit aussi le terrain de la lutte. De nouvelles formes de cette lutte se produisent alors, parallèlement aux conflits directement économiques et politiques. On peut dire que la propagande révolutionnaire a été, jusqu'à maintenant, constamment dominée dans ces formes de lutte, dans tous les pays où le développement industriel avancé les introduit.
Que le changement nécessaire de l'infrastructure puisse être retardé par des erreurs et des faiblesses au niveau des superstructures, c'est ce que quelques expériences du XXe siècle ont malheureusement démontré. Il faut jeter de nouvelles forces dans la bataille des loisirs, et nous y tiendrons notre place.
Un essai primitif d'un nouveau mode de comportement a déjà été obtenu avec ce que nous avons nommé la dérive, qui est la pratique d'un dépaysement passionnel par le changement hâtif d'ambiances, en même temps qu'un moyen d'étude de la psychogéographie et de la psychologie situationniste. Mais l'application de cette volonté de création ludique doit s'étendre à toutes les formes connues des rapports humains, et par exemple influencer révolution historique de sentiments comme l'amitié et l'amour. Tout porte à croire que c'est autour de l'hypothèse des constructions de situations que se joue l'essentiel de notre recherche.
La vie d'un homme est une suite de situations fortuites, et si aucune d'elles n'est exactement similaire à une autre, du moins ces situations sont-elles, dans leur immense majorité, si indifférenciées et si ternes qu'elles donnent parfaitement l'impression de la similitude. Le corollaire de cet état de choses est que les rares situations prenantes connues dans une vie retiennent et limitent rigoureusement cette vie. Nous devons tenter de construire des situations, c'est-à-dire des ambiances collectives, un ensemble d'impressions déterminant la qualité d'un moment. Si nous prenons l'exemple simple d'une réunion d'un groupe d'individus pour un temps donné, il faudrait étudier, en tenant compte des connaissances et des moyens matériels dont nous disposons, quelle organisation du lieu, quel choix des participants, et quelle provocation des événements conviennent à l'ambiance désirée. Il est certain que les pouvoirs d'une situation s'élargiront considérablement dans le temps et dans l'espace avec les réalisations de l'urbanisme unitaire ou l'éducation d'une génération situationniste. La construction de situations commence au-delà de l'écroulement moderne de la notion de spectacle. Il est facile de voir à quel point est attaché à l'aliénation du vieux monde le principe même du spectacle : la non-intervention. On voit, à l'inverse, comme les plus valables des recherches révolutionnaires dans la culture ont cherché à briser l'identification psychologique du spectateur au héros, pour entraîner ce spectateur à l'activité, en provoquant ses capacités de bouleverser sa propre vie. La situation est ainsi faite pour être vécue par ses constructeurs. Le rôle du « public », sinon passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu'augmentera la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs.
Il faut multiplier, disons, les objets et les sujets poétiques, malheureusement si rares actuellement que les plus minimes prennent une importance affective exagérée ; et organiser les jeux de ces sujets poétiques parmi ces objets poétiques. Voilà tout notre programme, qui est essentiellement transitoire. Nos situations seront sans avenir, seront des lieux de passage. Le caractère immuable de l'art, ou de toute autre chose, n'entre pas dans nos considérations, qui sont sérieuses. L'idée d'éternité est la plus grossière qu'un homme puisse concevoir à propos de ses actes.
Les techniques situationnistes sont encore à inventer. Mais nous savons qu'une tâche ne se présente que là où les conditions matérielles nécessaires à sa réalisation existent déjà, ou du moins sont en voie de formation. Nous devons commencer par une phase expérimentale réduite. Il faut sans doute préparer des plans de situations, comme des scenarii, malgré leur inévitable insuffisance au début. Il faudra donc faire progresser un système de notations, dont la précision augmentera à mesure que des expériences de construction nous apprendront davantage. Il faudra trouver ou vérifier des lois, comme celle qui fait dépendre l'émotion situationniste d'une extrême concentration ou d'une extrême dispersion des gestes (la tragédie classique donnant une image approximative du premier cas, et la dérive du second). En plus des moyens directs qui seront employés à ses fins précises, la construction de situations commandera, dans sa phase d'affirmation, une nouvelle application des techniques de reproduction. On peut concevoir, par exemple, la télévision projetant, en direct, quelques aspects d'une situation dans une autre, entraînant de la sorte des modifications et des interférences. Mais plus simplement le cinéma dit d'actualités pourrait commencer à mériter son nom en formant une nouvelle école du documentaire, attachée à fixer, pour des archives situationnistes, les instants les plus significatifs d'une situation, avant que révolution de ses éléments n'ait entraîné une situation différente. La construction systématique de situations devant produire des sentiments inexistants auparavant, le cinéma trouverait son plus grand rôle pédagogique dans la diffusion de ces nouvelles passions.
La théorie situationniste soutient résolument une conception non continue de la vie. La notion d'unité doit être déplacée depuis la perspective de toute une vie - où elle est une mystification réactionnaire fondée sur la croyance en une âme immortelle, et, en dernière analyse, sur la division du travail:- à la perspective d'instants isolés de la vie, et de la construction de chaque instant par un emploi unitaire des moyens situationnistes.
Dans une société sans classes, peut-on dire, il n'y aura plus de peintres, mais des situationnistes qui, entre autres choses, feront de la peinture.
Le principal drame affectif de la vie, après le conflit perpétuel entre le désir et la réalité hostile au désir, semble bien être la sensation de l'écoulement du temps. L'attitude situationniste consiste à miser sur la fuite du temps, contrairement aux procédés esthétiques qui tendaient à la fixation de l'émotion. Le défi situationniste au passage des émotions et du temps serait le pari de gagner toujours sur le changement, en allant toujours plus loin dans le jeu et la multiplication des périodes émouvantes. Il n'est évidemment pas facile pour nous, en ce moment, de faire un tel pari. Cependant, dussions-nous mille fois le perdre, nous n'avons pas le choix d'une autre attitude progressive.
La minorité situationniste s'est constituée d'abord comme tendance dans la gauche lettriste, puis dans l'Internationale lettriste qu'elle a fini par contrôler. Le même mouvement objectif amène à des conclusions de cet ordre plusieurs groupes avant-gardistes de la période récente. Nous devons éliminer ensemble toutes les survivances du passé proche. Nous estimons aujourd'hui qu'un accord pour une action unie de l'avant-garde révolutionnaire dans la culture doit s'opérer sur un tel programme. Nous n'avons pas de recettes, ni de résultats définitifs. Nous proposons seulement une recherche expérimentale à mener collectivement dans quelques directions que nous définissons en ce moment, et dans d'autres qui doivent être encore définies. La difficulté même de parvenir aux premières réalisations situationnistes est une preuve de la nouveauté du domaine où nous pénétrons. Ce qui change notre manière de voir les rues est plus important que ce qui change noire manière de voir la peinture. Nos hypothèses de travail seront réexaminées à chaque bouleversement futur, d'où qu'il vienne.
On nous dira, principalement du côté des intellectuels et des artistes révolutionnaires qui, pour des questions de goût, s'accommodent d'une certaine impuissance, que ce « situationnisme » est bien déplaisant ; que nous n'avons rien fait de beau ; que l'on peut mieux parler de Gide ; et que personne ne voit clairement des raisons de s'intéresser à nous. On se dérobera en nous reprochant de rééditer plusieurs attitudes qui n'ont déjà que trop fait scandale, et qui expriment le simple désir de se faire remarquer. On s'indignera des procédés que nous avons cru devoir adopter, en quelques occasions, pour garder ou reprendre nos distances. Nous répondons : il ne s'agit pas de savoir si ceci vous intéresse, mais si vous pouvez vous-mêmes vous rendre intéressants dans les nouvelles conditions de la création culturelle.
Votre rôle, intellectuels et artistes révolutionnaires, n'est pas de crier que la liberté est insultée quand nous refusons de marcher avec les ennemis de la liberté. Vous n'avez pas à imiter les esthètes bourgeois, qui essaient de tout ramener au déjà fait, parce que le déjà fait ne les gêne pas. Vous savez qu'une création n'est jamais pure. Votre rôle est de chercher ce que fait l'avant-garde internationale, de participer à la critique constructive de son programme, et d'appeler à la soutenir.
Nos tâches immédiates
Nous devons soutenir, auprès des partis ouvriers ou des tendances extrémistes existant dans ces partis, la nécessité d'envisager une action idéologique conséquente pour combattre, sur le plan passionnel, l'influence des méthodes de propagande du capitalisme évolué : opposer concrètement, en toute occasion, aux reflets du mode de vie capitaliste, d'autres modes de vie désirables ; détruire, par tous les moyens hyper-politiques, l'idée bourgeoise du bonheur. En même temps, tenant compte de l'existence, dans la classe dominante des sociétés, d'éléments qui ont toujours concouru, par ennui et besoin de nouveauté, à ce qui entraîne finalement la disparition de ces sociétés, nous devons inciter les personnes qui détiennent certaines des vastes ressources qui nous font défaut à nous donner les moyens de réaliser nos expériences, par un crédit analogue à celui qui peut être engagé dans la recherche scientifique, et tout aussi rentable.
Nous devons présenter partout une alternative révolutionnaire à la culture dominante ; coordonner toutes les recherches qui se font en ce moment sans perspective d'ensemble ; amener, par la critique et la propagande, les plus avancés des artistes et des intellectuels de tous les pays à prendre contact avec nous en vue d'une action commune.
Nous devons nous déclarer prêts à reprendre la discussion, sur la base de ce programme, avec tous ceux qui, ayant pris part à une phase antérieure de notre action, se trouveraient encore capables de nous rejoindre.
Nous devons mettre en avant les mots d'ordre d'urbanisme unitaire, de comportement expérimental, de propagande hyper-politique, de construction d'ambiances. On a assez interprété les passions : il s'agit maintenant d'en trouver d'autres.
Anton Alberts, Armando, Michèle Bernstein, Timothy Clarke, Constant, Ervin Eisch, Ansgar Elde, Lothar Fischer, André Frankin, Théo Frey, Christopher Gray, Victor Jeppesen Martin, Jacqueline de Jong, Asger Jorn, Attila Kotanyi, Uwe Lausen, Katja Lindell, Jørgen Nash, Renee Nele, Har Oudejans, Giuseppe Pinot-Gallizio, Hans Platschek, Heimrad Prem, Charles Radcliffe, Rudi Renson, Ralph Rumney, Gretel Stadler, Piero Simondo, Jan Stijbosch, Hardy Strid, Helmut Sturm, Tony Verlaan, Maurice Wyckaert, Hans-Peter Zimmer.
François de Beaulieu, Robert Chasse, Patrick Cheval, Alain Chevalier, Ivan Chtcheglov, Mohamed Dahou, Bruce Elwell, Édith Frey, Jean Garnault, Anton Hartstein, Heinz Hofl, Herbert Holl, Jan Horelick, Abdelhafid Khatib, Mustapha Khayati, Walter Korun (Piet de Groof), Dieter Kunzelmann, Stefan Larsson, Peter Laughesen, Ndjangani Lungela, Giors Melanotte, Donald Nicholson-Smith, Walter Olmo, Claudio Pavan, René Riesel, Eduardo Rothe, Paolo Salvadori, Gianfranco Sanguinetti, Christian Sebastiani, Maria Supak, Raoul Vaneigem, Tony Verlaan, Elena Verrone, René Viénet, Glauco Wuerich.